Le Monde comme il va, chapitre 2, de Voltaire
" Il
arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée, qui était toute
barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux. Toute cette
partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie :
car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du
moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont
toujours grossiers.
Babouc se mêla
dans la foule d’un peuple composé de ce qu’il y avait de plus sale et de
plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d’un air
hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au
mouvement qu’il y remarqua, à l’argent que quelques personnes donnaient à
d’autres pour avoir droit de s’asseoir, il crut être dans un marché où
l’on vendait des chaises de pailles ; mais bientôt, voyant que plusieurs
femmes se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement
devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s’aperçut qu’il
était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes,
faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même
effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines
des Pictaves, au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les
oreilles ; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez
quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des
pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche
une terre dont s’exhalait une odeur empestée ; ensuite on vint poser un
mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. « Quoi !
s’écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux
où ils adorent la Divinité ! Quoi ! leurs temples sont pavés de
cadavres ! Je ne m’étonne plus de ces maladies pestilentielles qui
désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant
de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable
d’empoisonner le globe terrestre. Ah ! la vilaine ville que Persépolis !
Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus
belle, et pour la peupler d’habitants moins malpropres, et qui chantent
mieux. La Providence peut avoir ses raisons ; laissons-la faire. »
Emprisonné à la
Bastille en 1717 pour avoir rédigé une épigramme contre le Régent, Voltaire
(1694-1778) s’impose en véritable impertinent à la publication de ses Lettres
philosophiques en 1734 qui seront rapidement interdites et brûlées. Il comprend
alors que seule l’ironie lui permettra de critiquer tranquillement la société
et l’État français et publie donc Le Monde comme il va. Vision de Babouc écrite par lui-même en 1748. Dans le chapitre II de la première édition, le personnage
principal, Babouc, envoyé en mission d’observation à Persépolis par l’ange
Ituriel, se retrouve dans un temple. Comment la critique de ce lieu sacré
permet-elle à Voltaire de dénoncer la société française ? On verra tout d’abord
pourquoi ce lieu est à la fois sacré et profane avant de s'intéresser à la
dénonciation sous-jacente de la société française.
Tout
d'abord, ce temple (ou plutôt cette église) est à la fois sacré et profane dans la mesure où il est difficilement
identifiable. En effet, "à la vue d'argent que quelques personnes
donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché
où l'on vendait des chaises de paille". Le temple devient ici alors un
lieu de commerce et d'enrichissement économique.
De plus, ce lieu sacré est
ensuite assimilé aux "plaines des Pictaves" où "les voix des
onagres" répondent "au cornet à bouquin qui les appelle". Là
aussi, loin d'un lieu agréable et paisible, on se retrouve dans une ambiance
animalière. Mais surtout, c'est à la vue d'enterrements qui se réalisaient à
l'intérieur même des "lieux où ils adorent la Divinité" que Babouc
s'horrifie et que l'on comprend l'allusion faite à la basilique de Saint-Denis où l'on inhumait les rois de France.
Finalement, c'est
en observant "plusieurs femmes [qui] se mettaient à genoux, en faisant
semblant de regarder fixement devant elles et en regardant les hommes de
côté", qu'il conclut du caractère sacré des lieux, ce qui est une flèche lancée par Votaire pour dénoncer l'impiété des fidèles qui vont à la messe en quête d'aventures galantes.
On
s'aperçoit que la destruction de la ville semble inévitable à la vue de ce
lieu. En effet, par le biais d'une hyperbole, Babouc affirme que le peuple
rencontré dans ce temple était "composé de ce qu'il y avait de plus sale
et de plus laid dans les deux sexes". Il semblerait donc opportun de les
éliminer.
En outre, Babouc
est offensé autant par sa vue que par son odorat et son ouïe. Les "voix
aigres, rauques, sauvages, discordantes, [qui] faisaient retentir la voûte de
sons mal articulés, qui faisaient le même effet que les voix des onagres",
semblent donc correspondre aux chants religieux que l'on pourrait entendre dans
un temple, mais destinés, eux, à apaiser l'âme et non à obliger les croyants à "se
bouch[er] les oreilles". La comparaison ici des croyants avec des ânes
sauvages ou plus largement avec des animaux représente une métaphore filée dans
la mesure où ils ont déjà été décrits comme se précipitant "dans un enclos
vaste et sombre" c'est-à-dire l'église ! De plus, "Babouc fut prêt de se boucher encore les yeux
et le nez" lorsqu'il comprit que des enterrements avaient lieu dans le
temple, ce qui marque un manque d'hygiène déplorable.
De ce fait, Babouc,
associant cette pratique aux "maladies pestilentielles qui désolent souvent
Persépolis", confirme son ancien jugement négatif et conclut que la
destruction de Persépolis permettrait d'éviter la propagation de telles
maladies au monde entier.
Ainsi, il ne semble
pas concevable de conserver cette ville qui pourrait nuire au "globe
terrestre" entier d'autant plus qu'on peut voir en parallèle une critique
sous-jacente de la société contemporaine de Voltaire.
Nécropole de Saint-Denis (gisants de rois)
Effectivement, la
société française est ici implicitement dénoncée. Les enterrements qui se déroulent
dans les temples même provoquent une certaine répugnance, renforcée par
l'hyperbole de Babouc qui affirme qu'ils sont "pavés de cadavres". Cette
pratique insalubre rappelle la France qui, jusqu'au XVIIIème siècle, réservait une semblable inhumation aux notables.
De surcroît, le commerce des chaises pour pouvoir s'asseoir correspond bien à une pratique
"où l'on vendait des chaises de paille" très courante au XVIIIème
siècle. Mais c'est surtout l'entrée de la ville de Persépolis qui rappelle
celle de Paris. Evoquée dans le chapitre XXII de Candide, l'ancienne
entrée du faubourg Saint-Marceau correspond bien à la description donnée ici,
c'est-à-dire "toute barbare et dont la rusticité offensait les yeux".
Par ailleurs, la
dissolution des mœurs est principalement marquée ici par les femmes qui
"faisaient semblant de regarder fixement devant elles et [qui] regardaient les hommes de côté". Babouc semble bien habitué à ce genre de situation
dans un lieu sacré puisque c'est ce qui lui permettra de l'identifier. Mais on
comprend donc bien que les croyants ne sont pas tournés vers Dieu dans leurs
prières et que ces dernières ne constituent donc que de l'hypocrisie religieuse et une simple obligation sociale.
En outre, on
peut apercevoir que la dénonciation de ce temple permet à Voltaire de véhiculer
des valeurs propres aux idées des Lumières, par le bais de l'ironie. En
observant la "foule [qui] se précipitait d'un air hébété dans un enclos
vaste et sombre", il faut voir une allusion à l'obscurantisme religieux
contre lequel le mouvement des Lumières luttait et qu'il voulait remplacer par
des dévots éclairés.
Ensuite, la
pratique de la location de "chaises de paille", qui se déroulait dans
les temples, reflétait des inégalités considérables. En plus d'être contraire
aux principes religieux qui prônent l'égalité entre les humains, ce commerce
est odieux aux yeux des hommes des Lumières qui tentent d'abolir toute forme
d'inégalité dans la société.
Enfin, on peut
remarquer que Voltaire appartenant à ce mouvement des Lumières, a participé
à la rédaction de L'Encyclopédie, dont le sous-titre était Dictionnaire
raisonné des arts, des sciences et des techniques. Les avancées culturelles
sont donc encouragées notamment en matière d'architecture et d'urbanisme et c'est dans cette
optique-là que Voltaire dénonce l'aspect "barbare" de l'entrée de la
ville.
Ruelle insalubre à Paris
Ainsi, Voltaire
nous présente ici la ville de Persépolis, détestable et à détruire, à l'image
de Paris dont la société semble méprisable aux yeux de l'auteur qui prône les
valeurs des Lumières. Voltaire fait deviner ce qu'il attend : une ville plus belle et plus saine, un peuple éduqué et non abruti par le conditionnement religieux et une modernisation générale pour se débarrasser du passé. C'est dans ce même objectif de fustiger avec esprit et
concision les travers humains que Voltaire publie Candide en 1759, où il
présente une ville, symbole d'un Eldorado utopique, qui lui permet de mieux
dénoncer la société de son temps et surtout de proposer des réformes et des innovations.
Marwa (1S1) février 2013
Tous droits réservés
Voir une dissertation sur Le Monde comme il va de Voltaire ICI
Marwa (1S1) février 2013
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