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mercredi 6 février 2013

Jeanne d'Arc selon Claudel, Anouilh et Brecht


I) Commentaire comparé de Jeanne au bûcher de Claudel (scène VI) et de la scène (p.99 à 101, édition Folio) de L’Alouette d’Anouilh. 


Jeanne d'Arc au bûcher, miniature(Les Vigiles de Charles VII, manuscrit réalisé par Martial d'Auvergne en 1477-1483, BNF)
Manuscrit de Martial d'Auvergne XVe siècle BNF

Les deux scènes s’organisent autour d’un jeu de cartes. Chez Anouilh, le roi Charles veut apprendre à Jeanne la règle du jeu et chez Claudel, frère Dominique explique à Jeanne qu’elle en est arrivée au bûcher par “l’opération d’un jeu de cartes”. Cependant les situations, les agissements des personnages, la symbolique du jeu et la conception du personnage de Jeanne ne sont pas les mêmes.

A) Des situations paradoxales dans les deux scènes

a) Chez Anouilh, un dialogue familier et inhabituel entre un roi et une bergère

Alors que le roi ne pense qu’à lui expliquer son jeu favori, Jeanne veut lui apprendre le courage. Le jeu de cartes va remplir ce double objectif. Parmi  les figures des cartes, Charles va désigner les plus fortes : les as. Eux-mêmes dominés par des dieux respectifs. C’est le dieu le plus puissant qui favorisera l’un des as aux dépens des autres. Jeanne va lui affirmer que Dieu n’est qu’avec le plus courageux  et ainsi  pousser  Charles à réagir et à tenir son rôle de roi.
Il s’agit d’une double explication. La perspective est active, tournée vers l’avenir. Cette scène sert à mettre en oeuvre l’action, à transformer Charles en vrai roi et à faire de Jeanne une combattante.

b) Chez Claudel, une présentation solennelle, tragique et dérisoire des figures du jeu (voir extrait en bas d'article)

Ici, la situation est bien autre : Jeanne a accompli sa mission, elle va être brûlée. Frère Dominique va lui faire comprendre pourquoi elle est ainsi condamnée. Il va faire annoncer par des hérauts les figures du jeu de cartes qui vont paraître, en personnes devant Jeanne. Par un dévoilement progressif du rôle et surtout de l’identité réelle des personnages, Jeanne va comprendre qu’elle a été trahie par des valets, qu’elle a été mise à prix dans un jeu sordide.
La perspective est passive et rétrospective. Comme l’annonce Claudel en appendice, Jeanne est là pour comprendre le plan divin et apparemment la trahison était prévue dans ce plan.

Le jeu de cartes joue dans les deux scènes le rôle de révélateur : chez Anouilh, il révèle à Charles son devoir de roi; chez Claudel, il révèle à Jeanne qu’elle a été l’instrument de Dieu mais aussi l’enjeu d’un marchandage humain.
Dans le premier cas, le jeu lance l’action, dans le second, il la clôture.

B) La symbolique des cartes

a) Chez Anouilh, le jeu représente la guerre et les figures, les adversaires hiérarchisés dans les différents camps : le camp français, bourguignon, anglais. L’enjeu c’est de gagner la guerre, l’arbitre c’est Dieu. La bataille est ouverte : pour Charles, Dieu favorise les plus puissants, pour Jeanne, il donne la victoire aux plus courageux. Charles accepte de tenter l’expérience.

b) Chez Claudel, le jeu représente la roue du pouvoir, les figures sont clairement nommées pour les rois et les valets, tandis que les reines symbolisent les péchés capitaux. L’enjeu, c’est de faire tourner les rois, sorte de manège du pouvoir où chacun des rois règne à son tour, seuls les vices sont immuables. Ceux qui actionnent le manège, ce sont les valets. La bataille est fermée comme la ronde du manège et l’issue est tragique pour Jeanne. L’arbitre, c’est la mort, le quatrième roi et il se présente en dernier pour la désigner comme la mise du jeu.


Les rois sont manipulés, impuissants, paralysés par les vices (Claudel) ou la lâcheté (Anouilh), dépassés par leurs vassaux et séparés de Dieu. Le pouvoir est une partie de cartes où les valeurs sont faussées, où la tricherie est de règle. Les innocents et les purs y sont sacrifiés.
Anouilh pense que, exceptionnellement, on peut éduquer les rois (mais il faut être Jeanne !), Claudel constate que les jeux sont faits et que Jeanne a été jouée aux cartes et le serait éternellement (symbole du manège).
Anouilh termine sa pièce sur ce qu’il considère comme l’ apothéose de la mission de Jeanne : le sacre de Reims. Claudel la fait périr sur le bûcher, le sommet de sa vie, selon lui.
Anouilh voit en Jeanne une guerrière triomphante, Claudel, une sainte martyrisée et donc sanctifiée.

L'alouette

II)  Autre rapprochement entre les deux auteurs

Les deux auteurs comparent Jeanne à une alouette. Claudel, dans sa conférence de Bruxelles, en 1940, évoquant sa voix dit : “ce cri perçant comme le chant d’une alouette”. Anouilh, a sans doute repris cette image et a intitulé sa pièce L’Alouette, en 1953 ; cette métaphore sera développée par deux personnages de sa pièce : Warwick et Charles.

III) Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht

1) La didascalie initiale (sous le titre du treizième tableau : Mort et canonisation de Sainte Jeanne des abattoirs) nous apprend que les ex-défenseurs des ouvriers, les Chapeaux noirs, sont maintenant les porte-drapeaux des représentants du patronat et siègent à leur côté dans un immeuble “richement meublé” financé par les patrons. Il s’agit d’une trahison de la cause ouvrière et d’une collusion contre nature.
La première réplique de Snyder, le chef des Chapeaux noirs, montre sa satisfaction d’avoir réussi à se faire une place entre “les bas fonds” et “les cimes”, c’est-à-dire entre la base ouvrière et le patronat, au prix d’une collaboration honteuse avec ce dernier. Son discours révèle ses manoeuvres déloyales par un vocabulaire de la ruse : “tout a fort bien collé”, par le choix délibéré d’attitudes contradictoires : “Nous avons été sublimes et vulgaires quand il le fallait”. L’évocation de Dieu en est d’autant plus suspecte. Ce discours est cynique.


2) Evolution de Jeanne
Jeanne prend peu à peu conscience d’avoir été manipulée par les patrons : “J’ai fait tort aux persécutés et n’ai servi que les persécuteurs”. Brecht veut montrer que Jeanne représente la bonne conscience des patrons, leur alibi social : “la montrer chez nous prouvera que nous faisons la plus grande place aux sentiments d’humanité”. Brecht pense que les oppresseurs récupèrent les idéaux de justice, de fraternité. C’est l’exploitation des pauvres par la Capital.


JEANNE AU BÛCHER (extrait)
Honegger
Livret de Paul Claudel

SCÈNE 6

LES ROIS OU L'INVENTION DU JEU DE CARTES

HERAUT I
Le jeu de cartes comprend quatre rois, quatre dames et
quatre valets.
HERAUT II
Sans compter les chiffres qui sont sept.
HERAUT I
Le résultat de la partie est que les rois changent de
place.
HERAUT II
Ce qui était au midi va au nord.
HERAUT I
Ce qui était au levant va au couchant. Ça tourne.
HERAUT II
Quant aux reines, elles ne changent pas de place, elles
sont toujours là.
HERAUT I
Faites entrer Leurs Majestés!
HERAUTS
« Le Roi de France »!
(Entre le Roi)
« Sa Majesté la Bêtise »!
(Entre la Bêtise)
« Le Roi d Angleterre »!
(Entre le Roi)
« Sa Majesté l'Orgueil »!
(Entre l'Orgueil)
« Le Duc de Bourgogne »!
(Entre le Duc)
« Sa Majesté l’Avarice »!
(Entre l'Avarice)
HERAUT II
Et quel est le quatrième Roi?
HERAUT I
Dans toutes les parties de cartes il y a un mort.
« La Mort »!
(Entre la Mort)
Et voici maintenant sa compagne et très fidèle épouse,
celle qui partage son lit.
HERAUT III
« Sa Majesté la Luxure »!
(Entre la Luxure.)
HERAUT I
Les Rois changent de place, mais les Reines, Sa Majesté
l'Orgueil, Sa Majesté la Bêtise, Sa Majesté l'Avarice,
Sa Majesté la Luxure, ces Majestés ne changent pas de
place, elles restent toujours avec nous.
HERAUT II
Mais ceux qui jouent réellement la partie, ce ne sont
pas les rois, ni les reines, ce sont les valets.
HERAUT I
Faites entrer les Valets!
HERAUTS
« Sa grâce le Duc de Bedford »!
« Son Altesse Jean de Luxembourg »!
« Sa Grandeur Regnault de Chartres »!
« Guillaume de Flavy »!
JEANNE
C'est lui qui a baissé la herse derrière moi à Compagne.
HERAUT I
Le jeu commence, il comprend trois parties.
Première Partie.
REGNAULT DE CHARTRES
J'ai perdu, je veux dire que j'ai gagné.
BEDFORD
J'ai gagné, je veux dire que j'ai perdu.
HERAUT I
Deuxième Partie
GUILLAUME DE FLAVY
La carte maîtresse!
JEAN DE LUXEMBOURG
Je coupe.
HERAUT I
Troisième Partie.
REGNAULT DE CHARTRES
J'ai gagné.
BEDFORD
J'ai perdu.
(Les Rois changent de place.)
REGNAULT DE CHARTRES
J'ai perdu, j'ai de l'argent plein les poches.
JEAN DE LUXEMBOURG
J'ai gagné et j'ai de l'argent plein les poches.
GUILLAUME DE FLAVY
Messieurs, je vous livre Jeanne d'Arc la Pucelle.
BEDFORD
La sorcière!
REGNAULT DE CHARTRES
Bien le bonjour, Messieurs, et à l'avantage de vous
revoir!
BASSES
Comburatur igne! Comburatur igne! (qu'elle soit consumée par le feu !)

Céline Roumégoux