Le Lys dans la vallée de Balzac (1835)
La mort de madame de Mortsauf
" Ce
n’était plus ma délicieuse Henriette, ni la sublime et sainte madame de
Mortsauf ; mais le quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait
contre le néant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combat
égoïste de la vie contre la mort. Je vins m’asseoir près d’elle en lui
prenant pour la baiser sa main que je sentis brûlante et desséchée. Elle
devina ma douloureuse surprise dans l’effort même que je fis pour la
déguiser. Ses lèvres décolorées se tendirent alors sur ses dents
affamées pour essayer un de ces sourires forcés sous lesquels nous
cachons également l’ironie de la vengeance, l’attente du plaisir,
l’ivresse de l’âme et la rage d’une déception.
—
Ah ! c’est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, et vous n’aimez pas
la mort ! la mort odieuse, la mort de laquelle toute créature, même
l’amant le plus intrépide, a horreur. Ici finit l’amour : je le savais
bien. Lady Dudley ne vous verra jamais étonné de son changement. Ah !
pourquoi vous ai-je tant souhaité, Félix ? vous êtes enfin venu : je
vous récompense de ce dévouement par l’horrible spectacle qui fit jadis
du comte de Rancé un trappiste, moi qui désirais demeurer belle et
grande dans votre souvenir, y vivre comme un lys éternel, je vous enlève
vos illusions. Le véritable amour ne calcule rien. Mais ne vous enfuyez
pas, restez. Monsieur Origet m’a trouvée beaucoup mieux ce matin, je
vais revenir à la vie, je renaîtrai sous vos regards. Puis, quand
j’aurai recouvré quelques forces, quand je commencerai à pouvoir prendre
quelque nourriture, je redeviendrai belle. A peine ai-je trente-cinq
ans, je puis encore avoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je
veux connaître le bonheur. J’ai fait des projets délicieux, nous les
laisserons à Clochegourde et nous irons ensemble en Italie.
Des
pleurs humectèrent mes yeux, je me tournai vers la fenêtre comme pour
regarder les fleurs ; l’abbé Birotteau vint à moi précipitamment, et se
pencha vers le bouquet : — Pas de larmes ! me dit-il à l’oreille.
— Henriette, vous n’aimez donc plus notre chère vallée ? lui répondis-je afin de justifier mon brusque mouvement.
—
Si, dit-elle en apportant son front sous mes lèvres par un mouvement de
câlinerie ; mais, sans vous, elle m’est funeste … sans toi, reprit-elle
en effleurant mon oreille de ses lèvres chaudes pour y jeter ces deux
syllabes comme deux soupirs. "
Ce roman épistolaire
ne comprend que trois lettres. D’abord le long récit que Félix de
Vandenesse fait de son amour platonique pour madame de Mortsauf à
Nathalie de Manerville, ensuite une lettre de Madame de Mortsauf jointe à
celle de Félix et, enfin, la courte réponse que fait Nathalie à ce
courrier. Le passage de notre étude se situe à la fin de la lettre de
Félix dans lequel il raconte l’agonie de Madame de Mortsauf. Dans ce
roman qui paraît en pleine période romantique, Balzac reprend le thème
de Volupté de Sainte-Beuve tout en rendant hommage à Laure de Berny,
la « dilecta » de sa jeunesse. L’action se situe dans sa Touraine
natale qui sert de cadre privilégié à l’amour idéaliste et platonique
qu’il dépeint ici.
Le
passage se présente selon trois mouvements que nous étudierons
successivement et linéairement : un anti-portrait, le discours
d’Henriette et le conflit entre sensibilité et société.
I) Un anti-portrait
On
verra comment la révolte de la sensualité de Madame de Mortsauf à
l’agonie déclenche paradoxalement le dégoût de Félix dans la description
qu’il en fait.
1) Le dégoût se marque par un présentatif associé à la négation « ne … plus » montrant l’irrémédiable : « Ce n’était plus ma délicieuse Henriette ». Les adjectifs et les désignations s’opposent. L’adjectif valorisant « délicieuse », qui connote la sensualité, est associé à « Henriette », qui marque l’intimité soulignée par le possessif « ma ». Quant aux adjectifs « sublime » et « sainte » qui appartiennent au lexique de la religion, associés à « Madame de Mortsauf », désignation officielle et sociale, ils sont en complète opposition avec « délicieuse ». Les deux faces contradictoires de Madame de Mortsauf n’existent même plus aux yeux de Félix.
2) L’effet péjoratif est renforcé par l’expression « le quelque chose sans nom de Bossuet ». Madame de Mortsauf perd son humanité, devient « quelque chose ». L’allusion à Bossuet se fait par association d’idées avec le prénom Henriette puisque ce dernier a écrit et prononcé l’oraison funèbre d’Henriette d’ Angleterre. La distance se creuse entre les personnages : le culturel l’emporte sur le naturel et le sentimental.
3) Le recul de Félix se manifeste par une généralisation réflexive à propos du constat qu’il fait sur l’agonie de Madame de Mortsauf : « combat égoïste de la vie contre la mort ». L’adjectif évaluatif « égoïste », le vocabulaire abstrait (« vie, mort, néant ») opposé au concret (« faim » N.B. : Henriette meurt de faim car elle ne peut plus s’alimenter à cause vraisemblablement d’un cancer de l’estomac) montrent
que, pour Félix, Henriette devient une représentation réaliste de la
mort. Ni l’attirance de naguère, ni le respect ne résistent à la
répulsion que la mort lui inspire.
4) Malgré la tentative de rapprochement physique : « Je vins m’asseoir près d’elle », le contact lui répugne. Le vocabulaire de la maladie (« brûlante, desséchée, décolorée ») est majoritaire par rapport au lexique galant (le baisemain). L’hypallage « ses dents affamées » ne laisse pas d’être inquiétant. Ne dirait-on pas que les dents veulent dévorer ?
5) Les relations entre les deux personnages sont désormais factices. Le vocabulaire de l’artifice appliqué aussi bien à l’un qu’à l’autre montre que l’amour est mort : « déguiser, essayer, sourire forcé, nous cachons ». Chacun d’eux veut sauver les apparences, en vain.
6) Enfin, la valeur généralisante du pronom « nous » et l’énumération des masques du sourire par des formules abstraites « l’ironie de la vengeance, l’attente du plaisir, l’ivresse de l’âme et la rage d’une déception » sont les preuves du détachement de Félix. Les allitérations en [s] et en [r], des sifflantes et des vibrantes, accentuent l’effet péjoratif.
La
révolte de la sensualité chez la chaste Mme de Mortsauf (l’onomastique
est parlante : mort sauf, on comprend exempte de péché) est,
semble-t-il, trop tardive ; la mort a déjà commencé son œuvre et Félix
ne retrouve plus celle qu’il avait parée de toutes les perfections, son
lys dans la vallée. C’est donc bien un anti-portrait qui est fait ici.
Le réalisme de Balzac ressemble à de la cruauté !
II) Le discours d’Henriette
Nous verrons comment un discours de déploration fataliste se transforme en supplication sentimentale.
1) Les paroles d’Henriette sont pleines de lyrisme fataliste du fait :
- de la reprise anaphorique du mot « mort » (4fois)
- du présentatif théâtral « c’est la mort » précédé de l’interjection « Ah ! ».
- de la désignation « mon pauvre Félix » où le possessif associé à l’adjectif « pauvre » marque une résignation qui prend l’autre à témoin d’une manière sentimentale.
2) La lucidité d’Henriette transparaît derrière les masques du rythme et des propos généraux :
- Dans le paragraphe précédent « Elle devina » la « douloureuse surprise »
de Félix lorsqu’il découvrit son apparence. La surprise est un terme
euphémique pour dire son recul et son dégoût. A présent, elle dévoile
les vraies raisons du comportement du jeune homme : « vous n’aimez pas la mort ». Les généralités pour qualifier la mort « la mort odieuse » et pour excuser l’attitude de Félix « la mort de laquelle toute créature, même l’amant le plus intrépide a horreur » ne parviennent pas à cacher sa rancœur, prélude aux reproches qui vont suivre.
- Le rythme dramatique des deux phrases (Ah !
c’est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, et vous n’aimez pas la
mort ! la mort odieuse, la mort de laquelle toute créature, même l’amant
le plus intrépide, a horreur. Ici finit l’amour.) confirme cette intention : après une phrase de type segmenté où la reprise du mot « mort » est quasi psalmodique et où les membres ont un rythme croissant, une phrase courte ayant la forme d’un constat brutal « Ici finit l’amour » vient clore ce lamento sentimental et pathétique.
3) Le discours devient alors imploration mêlée de reproches :
- L’emploi du pronom « je » recentre le propos sur le dépit amoureux qu’éprouve Henriette qui nomme sa rivale : « je le savais bien. Lady Dudley ne vous verra jamais étonné de son changement ». La projection dans le futur et l’utilisation de l’adverbe « jamais » tendent à exclure définitivement Henriette de l’horizon amoureux de Félix.
- La modalité interrogative « Ah ! pourquoi vous ai-je tant souhaité, Félix ? » prend la forme d’un reproche, souligné par l’intensif « tant » qui traduit la force de son attachement à un ingrat.
- Consciente de l’effet désastreux que peuvent provoquer ses ressentiments, elle corrige ses plaintes en acte de contrition : « je
vous récompense de ce dévouement par l’horrible spectacle … moi qui
désirais demeurer belle et grande dans votre souvenir … je vous enlève
vos illusions ». Le vocabulaire utilisé est très significatif (« spectacle, belle, illusions »),
c’est celui de l’apparence, comme si l’amour qui les unissait n’était
en réalité fondé que sur des faux-semblants. L’allusion culturelle « qui fit du comte de Rancé un trappiste » fait écho à la citation de Bossuet faite par Félix. Tous deux ont des natures cérébrales et la métaphore du lys « y vivre comme un lys éternel »
semble être le seul repère poétique et idéaliste qui leur reste.
Henriette comprend que leur relation reposait sur un mythe romantique.
- La phrase suivante confirme en effet ce malentendu par l’emploi de l’adjectif « véritable » dans « le véritable amour ne calcule rien ». Cette affirmation énoncée à la façon d’une vérité générale reflète l’amertume éprouvée par la mourante.
4) Survient alors le sursaut sensuel et sentimental d’Henriette.
- La conjonction adversative « Mais » devant « ne vous enfuyez pas, restez » marque ce revirement dans le discours.
- Les deux impératifs « ne vous enfuyez pas, restez » complétés par tout un champ lexical de l’espérance : « m’a
trouvée mieux, je vais revenir à la vie, je renaîtrai sous vos regards …
quand j’aurai recouvré quelques forces … je recommencerai … je
redeviendrai belle » expriment une ultime tentative pour renouer avec les illusions d’antan. Les futurs renforcent cet espoir fou.
- Suit un véritable plaidoyer pour la vie : « A peine ai-je trente-cinq ans, je puis encore avoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je veux connaître le bonheur. »
L’argument utilisé, l’âge, est peu crédible : au XIXe siècle, les
femmes étaient considérées comme vieilles dès la trentaine atteinte
(voir La Femme de trente ans
de Balzac). De plus, cette réflexion souligne la différence d’âge entre
les deux amants. Comme pour rectifier cette bévue, elle use de
l’argument de la jouvence procurée par l’amour.
- Enfin, elle franchit les barrières de la bienséance en dévoilant un projet romanesque : «J’ai fait des projets délicieux, nous les laisserons à Clochegourde et nous irons ensemble en Italie. »
L’Italie et ses connotations romantiques s’opposent fortement à
Clochegourde et à ce que ce nom évoque de médiocrité. Le pronom « les » désignant mari et enfants est en contradiction avec le « nous »
des amants. Henriette laisse de côté sa respectabilité coutumière,
comme désinhibée à l’approche de la mort ou jouant son va-tout.
Dans cette scène, Balzac laisse entendre « les imprécations de la chair trompée, de la nature physique blessée »
selon les termes qu’il utilise lui-même pour répondre à ses détracteurs
qui trouvaient que Mme de Mortsauf manquait ici de dignité. Lyrisme,
récrimination, supplication et rêve impossible : voilà les composantes
du discours d’Henriette qui révèle sa vraie nature ardente. Pendant ce
temps, Félix se tait …
III) Société contre sensibilité
Examinons en quoi, dans la reprise de la narration, l’intervention d’un tiers aide Félix à sortir d’une situation embarrassante.
1) La réaction émotive qui se traduit par des larmes « des pleurs humectèrent mes yeux » est peu convaincante. « Les pleurs » en position sujet enlève toute initiative à Félix et le verbe « humecter »
montre une réaction physiologique minimale : la force de son chagrin
aurait été mieux rendue avec des verbes plus excessifs comme « inonder »
ou « noyer ». On dirait au mieux que Félix retient son émotion, au pire
qu’il se force à faire couler quelques larmes …
2) Le geste d’esquive « je me tournai vers la fenêtre comme pour regarder les fleurs »
paraît bien superflu et le prétexte des fleurs ne fait pas illusion. Le
goût des deux amants de cœur pour les fleurs les avait rapprochés, ici
les fleurs servent à faire diversion.
3) Le prêtre utilise d’ailleurs le même stratagème pour communiquer avec Félix « l’abbé Birotteau vint à moi précipitamment, et se pencha sur le bouquet ».
La comédie sociale est plus importante que la pitié ou la tendresse. Le
martèlement provoqué par les allitérations en [b, t, p, k] résonne
comme un rappel à l’ordre moral et social. L’injonction « Pas de larmes » vient à point pour faire diversion.
4) Le dialogue qui suit révèle le décalage qui
s’est désormais installé entre les deux amants : Félix enchaîne avec le
précédent propos d’Henriette sur l’Italie, feignant de ne pas avoir
compris et la ramène à sa vallée ou à ses devoirs : « vous n’aimez donc plus notre chère vallée ? » ; Henriette répond en amoureuse, jetant le dernier masque : « sans
vous, elle m’est funeste … sans toi, reprit-elle en effleurant mon
oreille de ses lèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deux
soupirs. » Le passage au tutoiement dans la confidence chuchotée
comme une dernière caresse est éloquent. Henriette enfin se livre, mais
il est trop tard.
Dans
ce dernier passage, l’idéalisme romantique, la morale bourgeoise et la
sensualité se mêlent, ce qui provoque un malaise. Le prêtre joue le rôle
de chaperon bien dérisoire quand on observe le détachement de Félix.
Mme de Mortsauf fidèle au symbolisme de son patronyme et de son premier
prénom (Blanche) n’aura d’autre choix que de mourir sauvée par la
religion et la morale. L’ironie du sort sera que l’inspiratrice et
amante de Balzac, Laure de Berny, lira ce roman peu de temps avant sa
propre mort !
Laure de Berny par Henri Nicolas van Gorp
Voici un plan de commentaire où tous les éléments de l’analyse précédente peuvent être repris :
1) Un mythe romantique
A) Les retrouvailles pathétiques
- Vocabulaire de l’attente et de l’amour
- Le duo inaugural : le cadre, les circonstances émouvantes
B) Les symboles
- Images polysémiques du lys
- Recours aux allusions littéraires
C) Le projet fou
- L’Italie et ses connotations romantiques
- L’interdit qui sépare les amants
2) Le réalisme cruel
A) La maladie
- Lexique explicite du corps malade et mourant
- Le jeu des temps : hier, aujourd’hui, demain
B) La lucidité de la malade
- Etude de la composition du discours d’Henriette
- Le rythme significatif des phrases
C) Le détachement de Félix
- Décalage entre les actes et les pensées
- Le dégoût qu’il éprouve et qui n’échappe pas à Henriette
3) Une comédie sociale
A) La présence d’un tiers : l’abbé
- L’interdiction de l’émotion et de l’aveu d’amour
- Une complicité ambiguë avec Félix
B) L’art du déguisement
- Vocabulaire de la feinte
- Cultiver le malentendu ou entretenir des illusions ?
C) Un récit rapporté à une autre femme courtisée (Nathalie de Manerville)
- Les marques de l’accompli
Balzac à vingt ans
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