Commentaire
de BD :
Tardi
illustre
Voyage au bout de la
nuit
de Céline
Jacques Tardi, né en
1946, auteur et dessinateur français de bandes dessinées, s’est beaucoup
inspiré de la guerre des tranchées de 14-18 dans son œuvre, en particulier dans
C’était la guerre des tranchées (1983).
Il tend à ridiculiser le concept du héros et ses personnages subissent plutôt
le cours des événements. Il a adapté des romans d’écrivains célèbres comme
Céline, Pennac, Malet, Vautrin. Dans le dessin (1988) que nous allons
commenter, il s’agit de l’image pleine page droite d’un diptyque illustrant Voyage au bout de la nuit de Céline (en
entier ci-dessus). Une foule de têtes de morts s’étend à l’infini dans un
paysage ravagé et sombre. Nous examinerons en quoi le macabre envahit toute l’image
et le message véhiculé par cette représentation.
I)
Le cimetière des morts-vivants
A)
Une ambiance de fin du monde
- Le plan d’ensemble en
plongée est occupé majoritairement par
une armée des ombres, amas de têtes de morts se dirigeant droit sur le spectateur d’où émergent différents éléments. A gauche, le torse d’un squelette ricanant, à
droite une main étrangement levée, au centre un corbeau perché sur un crâne et en
train de crever les orbites d’une autre tête de mort, au premier plan. En
arrière plan, on distingue la ligne d’horizon au 1/3 supérieur du dessin,
hérissée de croix dressées, de ruines, d’arbres morts, de drapeaux, dans un
ciel livide et enfumé traversé par une arrivée massive de corbeaux.
- Le dessin est en noir
et blanc et joue sur le clair-obscur. Au premier plan, les crânes sont en pleine
lumière provenant de la clarté du ciel, puis succède une zone d’ombre générée
par la fumée des incendies, au loin, s’épaississant en haut à droite du
tableau, estompant dans l’innombrable la foule des revenants. Le tout surmonté
d’une colline des calvaires (connotation du Golgotha biblique).
- Il se dégage de l’ensemble
une vision d’horreur. Ces morts-vivants visiblement fuient les ravages de la
guerre mais sont attaqués par les charognards et sont massés dans une sorte de
plaine-fosse collective d’où seules leurs têtes dépassent du fait de l’angle en
plongée. Nulle issue donc et ils sont déjà à l’état de cadavres bien que
semblant en marche et certains possédant encore leurs yeux.
B)
La mort omniprésente
- Les seuls signes de
vie sont paradoxalement des indices de mort : la fumée qui s’élève en
arrière plan est celle d’un incendie et non celle d’une paisible cheminée, les
oiseaux sont de mauvais augure car ils s’apprêtent à dépecer ce qu’il reste de
chair aux cadavres ambulants, nous rappelant La ballade des pendus de Villon (« Pies, corbeaux nous ont les
yeux cavés / Et arraché la barbe et les sourcils ») ou Les oiseaux de Hitchcock.
- La symbolique des
croix est tout aussi lugubre car annonciatrice du supplice et de la mort. On
croit voir à l’avance ces immenses cimetières comme l’ossuaire de Douaumont en
Lorraine (16142 tombes et un ossuaire pour 130000 soldats français et allemands
confondus).
- Ces morts en marche
forment une allégorie qui nous rappelle les danses macabres du Moyen-âge, squelettes
grimaçant et nous fixant, comme pour nous avertir du sort commun qui nous
attend et qui est juste accéléré en temps de guerre.
Le registre tragique
domine a priori dans cette scène macabre à cause de l’ambiance de désolation
générale, du génocide quasi universel et sans espoir. Une impression
fantastique de fin du monde s’ajoute à cette vision d’horreur. Cependant l’allusion
au calvaire et au sacrifice pour la patrie donne une portée critique à cette
scène.
II)
La critique de la guerre
A)
L’armée des damnés de la terre
- Cette foule en marche
ressemble à une armée dérisoire où chaque soldat serait déjà un mort en
puissance. Les croix dressées comme autant de banderoles et les drapeaux
troués renforcent cette impression, à
moins que ce ne soit la parodie d’une manifestation pacifiste contre la guerre.
- La main géante, à
peine décharnée qui se hisse au-dessus des têtes ressemble à un SOS désespéré,
tandis que le buste squelettique qui domine l’ensemble fait figure de rebelle
avec sa mâchoire ouverte dans un cri supposé de révolte.
- Aucune arme n’est
visible si ce n’est un spectre armé à l’arrière plan que nous commenterons plus
loin. Ces hommes sont donc désarmés, vaincus, déjà morts.
B)
Le patriotisme en question
- Les drapeaux (dont
nous n’apercevons que des pans troués dans le panneau droit du diptyque) figurent
les nations en guerre et eux aussi menacent ruine comme si l’idéal patriotique
se déchirait.
- A côté des drapeaux,
se dresse un squelette armé d’un fusil pointé sur la colline des croix, comme
si un mort tirait sur d’autres morts : le comble de l’ironie tragique et
de l’humour noir.
- L’anonymat des crânes
(sorte de Vanité du XVIIe siècle) uniformise les combattants, les déshumanise
et montre l’absurdité du combat entre eux d’êtres humains si semblables et que
la mort rend égaux et unis dans le même sort.
« Y’a que la bravoure au fond qui est louche.
Etre brave avec son corps ? Demandez alors à l’asticot d’être brave, il
est rose et pâle et mou, tout comme nous. », disait Bardamu dans Voyage au bout de la nuit et puis « Lui, notre colonel, savait peut-être
pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils
savaient, mais moi, vraiment, je ne savais pas, je ne leur ai rien fait aux
Allemands ». Tardi, en illustrant Céline conserve cet aspect absurde
de la guerre où des semblables s’acharnent sur des semblables sans avoir de
raisons valables et tout cela finit en un grand cimetière grotesque et
effrayant. Cette armée des damnés dans un décor d’apocalypse se dirige vers
nous les vivants pour nous dire leur détresse et nous dissuader d’entrer dans
leur fosse immonde. C'est montrer que les guerres sont fratricides et
parfaitement vaines, si ce n’est dans l’intérêt des grands de ce monde car comme
l’affirme Bardamu : « faire
confiance aux hommes c’est déjà se faire tuer un peu ».
Céline
Roumégoux
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