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vendredi 19 avril 2013

Commentaire de la photo de Willy Ronis : Le Délégué (1950)


Le Délégué (1950) de Willy Ronis

"Le premier trimestre 1950 fut une période de grèves. Je sillonne Paris à moto pour un hebdomadaire, selon un itinéraire raisonné, et je m'arrête devant l'entreprise Les Charpentiers de Paris, rue Saint-Amand. Les ouvriers attendent que leur délégué les informe de l'état des négociations." : ainsi Willy Ronis, un photographe de la mouvance de la photographie humaniste (qui compte Doisneau et Boubat) explique-t-il l'origine et les circonstances de ce cliché.
Nous observerons en quoi cette photographie est significative de la parole ouvrière et des rapports sociaux. D'abord, nous nous attacherons à interpréter l'atmosphère de cette scène d'extérieur puis à comprendre ce qu'elle nous apprend sur la communication sociale.

I) Une scène d'extérieur grave

A) Une ambiance froide et grise

- C'est un cliché en noir et blanc avec un dégradé du noir au blanc, de bas en haut et de droite à gauche de l'image. Plus le regard s'élève et se dirige vers la gauche, plus la lumière qui en provient s'adoucit et le flou s'installe. Symboliquement, en bas à droite, la dure réalité (le délégué en vêtements sombres relaie la parole du patronat : la droite ?) et en haut, à gauche, la lumière floue et la seule échappée étroite vers une portion d'horizon, en perspective.
- Il s'agit d'un plan de demi-ensemble, en légère plongée (d'égalité) qui représente un groupe d'ouvriers masculins de tous âges, debout, en plan moyen face à leur délégué "relégué" dans le coin inférieur droit de l'image. Tous sont emmitouflés dans des manteaux d'hiver et la plupart d'entre eux portent des couvre-chef. C'est l'hiver des négociations ...

B) Des limites qui bloquent et qui séparent

- En arrière plan, un mur aveugle barre l'horizon au 3/4 de la largeur du cliché. Les ouvriers tournent le dos à la seule trouée de lumière qui vient de la rue en perspective et sont "parqués" en triangle dont l'angle aigu aboutit à la tête du délégué qui leur fait face. Tous les regard convergent vers le leader. 
- Au premier plan, par terre, un autre triangle de terre et de graviers forme une "distance de sécurité" entre le groupe d'ouvriers et leur représentant. Sa pointe supérieure met en valeur les mains tendues du délégué et son côté gauche est constitué par l'alignement des pieds des ouvriers. Si on passe par la pointe de ce triangle au sol et que l'on suit le côté supérieur du triangle formé par le groupe d'ouvriers, on arrive au coin supérieur gauche de la photo, là où il y a une ouverture sur la rue. Ces lignes de force délimitent en quelque sorte l'espace de la négociation en cours et laissent entrevoir métaphoriquement une timide ouverture.
- La verticalité des corps immobiles des ouvriers, renforcée par celle du mur derrière eux, connote la force debout, prête à agir en ordre groupé.

Cette scène en apparence banale et calme d'un groupe d'ouvriers écoutant le compte rendu de leur leader syndical en dit plus, à cause de son cadrage, son angle de prise de vue et ses lignes de force. L'atmosphère est gelée (comme le travail qui est suspendu par la grève), l'avenir s'annonce morose et il y a une forme de défiance vis à vis du porte-parole qui n'annonce pas de bonnes nouvelles de toute évidence.


II) Une communication difficile


A) Un groupe fermé qui fait bloc


- Le point central de l'image correspond à l'ouvrier qui occupe le centre du deuxième plan de la photo et plus précisément aux poches de son pardessus où il enfouit ses mains (ses poings ?).

- D'ailleurs, tous ses camarades sur le même rang ont les mains dans les poches pour se préserver du froid, certes, mais en signe de fermeture et de repli aussi.
- Les visages sont sérieux et attentifs, tous dirigés vers le délégué. Les bouches sont closes. Mais on remarque que trois ouvriers avancent de concert leur pied gauche dans "le triangle de sécurité" qui les sépare de leur leader, comme s'ils étaient prêts à avancer vers lui (ou sur lui ?).

B) Un délégué relégué


- Le délégué se trouve au premier plan, en bas, à droite de la photo. Il fait face à ses camarades et on l'aperçoit donc de dos et de profil. Il a le visage levé et s'adresse au groupe en face de lui. Lui seul a les mains libres, à hauteur des hanches, le pouce contre l'index dans un geste de chef d'orchestre ou de chœur, prêt à donner le signal ou la mesure d'un concert ou d'un récital.

- Son habit est plus sombre que celui de ses pairs et son écharpe est libre sur sa poitrine lui donnant un air à la Aristide Bruant. Son béret noir cache ses yeux et rappelle la classe ouvrière française. Pourtant, il y a une distance entre lui et le groupe. Symboliquement, il est placé à droite, comme du côté du patronat. Sa parole ne suscite pas l'enthousiasme mais plutôt le scepticisme, voire la défiance de ses camarades. Cette année 1950 voit se déclencher de grandes grèves dans bien des secteurs publics comme privés : dockers, fonctionnaires,  métallurgistes, ouvriers de Renault. Les revendications portent sur les salaires (le coût de la vie a augmenté de 40 pour cent entre 1948 et 1951) et pour la signature de conventions collectives.


En ce début d'année 1950, le gouvernement n'hésitait pas à casser les grèves et à remplacer les ouvriers par l'armée ou autres substituts et ce n'est qu'en juillet 1950 que l'arrêt Dehaene du Conseil d'Etat proclama que la grève "était un principe fondamental de notre temps". Les grèves ont permis des acquis importants cette année-là comme l'instauration du SMIG et la mise en place de conventions collectives. Cette photo montre que les temps sont durs et froids, que les négociations sont bloquées, que la parole ouvrière n'est pas entendue et pourtant le président de la République est Vincent Auriol et il est socialiste, d'où la grand déception du monde ouvrier. Le délégué, lui aussi, provoque la méfiance : on est entré dans l'ère du doute.  Ce qui frappe dans cette photo, c'est que les ouvriers sont en habits de ville et non en tenue de travail comme si le prolétariat avait revêtu des vêtements bourgeois (hormis les bérets populaires !) pour parler d'égal à égal avec les "autorités".

Pour connaître la méthode du commentaire d'image, voir ICI 

Céline Roumégoux


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