Atala, commentaire de la mort d’Atala, Chateaubriand
Atala au tombeau, par Girodet, 1808 - Musée du louvre
La mort d’Atala
Ici la voix d’Atala s’éteignit ; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose ; elle conversait tout bas avec des esprits invisibles.
Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit :
« Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein ; c’est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien, l’envoya à ma mère, peu de jours après ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère, conserve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j’ai une dernière prière à te faire. Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter, sans mourir dans les angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse, je sais trop ce qu’il en coûte, pour te demander un serment. Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi... O ma mère, pardonne à ta fille. O Vierge, retenez votre courroux. Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu, des pensées qui ne devraient être que pour toi ! »
Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. A ce spectacle, le Solitaire se levant d’un air inspiré, et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici ! »
A peine a-t-il prononcé ces mots, qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux, et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d’or, couverte d’un voile de soie ; il se prosterne et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes ; et lorsque le Solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.
Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme la neige, et s’approcha d’Atala, en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entrouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les tempes d’Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup ces fortes paroles lui échappent : « Partez, âme chrétienne: allez rejoindre votre Créateur! » Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai, en regardant le vase où était l’huile sainte : « Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala? » « Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle! » Atala venait d’expirer.
Atala (1801) de François-René de Chateaubriand
Chactas sur la tombe d’Atala, sculpture de Francisque Joseph Duret (1835)
jardin du musée des beaux-arts à Lyon (place des Terreaux)
Le titre complet de ce court roman détaché de l’épopée en prose des Natchez est Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert. Il fut inséré dans l’édition anglaise du Génie du Christianisme ; en France, il fut publié un an avant le Génie, en 1801.
Le voyage que Chateaubriand fit en Amérique l’a inspiré. L’action se passe en Louisiane et en Floride. Atala et Chactas appartiennent à deux tribus indiennes ennemies mais ils s’aiment. Le hasard a voulu que le père naturel d’Atala devienne le père adoptif de Chactas ; les deux amoureux fuient dans la forêt et sont recueillis par un missionnaire, le père Aubry.
La scène de notre étude se situe dans la troisième partie, à la fin du roman. Alors que les deux jeunes gens s’apprêtaient au mariage avec la bénédiction du religieux, Atala, par fidélité à un vœu de virginité fait jadis à sa mère, s’est empoisonnée pour ne pas être parjure. Le narrateur de l’histoire est Chactas lui-même et le narrataire est René, un Français.
Cette scène se décompose en deux tableaux : le testament d’Atala et le sacrement de l’extrême onction. Nous étudierons successivement ces deux mouvements du texte.
I) Le testament d’Atala
Nous verrons comment, malgré le caractère édifiant et solennel de ce passage, la passion amoureuse apparaît.
- Dans le premier paragraphe, on assiste à une véritable mise en scène des dernières paroles d’Atala. La syntaxe paratactique (parataxe = succession d’indépendantes) suggère un rythme syncopé exprimant le déclin des forces de l’héroïne : sa voix faiblit et elle perd son souffle : « la voix d’Atala s’éteignit … elle conversait tout bas avec des esprits invisibles ».
- La mort est euphémisée par une périphrase : « les ombres de la mort » et par un geste significatif des mourants : « ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose ».
- Le vocabulaire du mystère est associé à celui de la mort : « errants …quelque chose … esprits invisibles ». Le préambule est stylisé, on est préparé à l’inévitable.
- La première phrase du deuxième paragraphe mime par son rythme et sa syntaxe les efforts d’Atala : « Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix. » Les cinq membres irréguliers et l’allitération des sifflantes (z, f, s) sont expressifs : Atala est à bout de force et de souffle et pourtant elle s’apprête à parler. On s’attend donc à des propos solennels et définitifs.
- Le don de la croix est doublement symbolique : c’est d’abord un geste de chrétienne fidèle à son serment mais c’est aussi un échange amoureux : « elle me pria de le dénouer moi-même. » Le discours qui suit va montrer qu’il s’agit d’une sorte de gage d’amour.
Malgré son état de faiblesse, Atala prononce un discours très composé avec :
- Un rappel du passé, destiné à attendrir Chactas : « Quand je te parlais pour la première fois ».
- Une demande de promesse : « Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse », où transparaissent toute sa vertu et sa piété et qui est destinée à édifier. La demande de conversion de Chactas est aussi un moyen spirituel de s’assurer de sa fidélité et d’espérer une union mystique éternelle.
- Un aveu de faiblesse : « Je retombe dans mes faiblesses » qui laisse place à la passion mal contenue.
La composition de sa tirade est significative : la demande de conversion est encadrée par des considérations sentimentales, les souvenirs et l’expression de l’amour qu’elle porte à Chactas. Si la passion est occultée, elle est pourtant bien présente.
La distanciation est d’abord mise en avant :
- par les désignations de Chactas : « O mon frère … Ami », qui tendent à rendre leur lien fraternel et sans passion.
- par l’allusion à Lopez : « ton père et le mien », qui renforce encore ce lien innocent et naturel.
- par des formules proches de la liturgie : « Reçois donc de moi cet héritage … conserve-le en mémoire de mes malheurs », ce qui a pour effet de solenniser ses propos.
- par l’utilisation du vocabulaire religieux : « ce dieu des infortunés … une dernière prière … miracle … religion ».
- par des futurs prophétiques : « Tu auras recours … qui préparera notre réunion ».
- par le don de la croix, symbole de sacrifice et de salut éternel.
Pourtant, sous ces précautions de bienséance, l’intimité amoureuse est décelable :
- par le vocabulaire de l’amour : « notre union … si tu m’as aimée … notre réunion … quelque femme plus heureuse que moi ».
- par le conditionnel de doute : « Qu’il serait affreux d’être séparé de toi pour jamais ! … Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme ». Ce doute par rapport au choix de mourir qu’Atala a fait se retrouve aussi dans la distinction qu’elle établit entre la promesse et le serment qu’elle veut obtenir de Chactas : « je ne veux de toi qu’une simple promesse ; je sais trop ce qu’il en coûte, pour te demander un serment ». La jalousie anticipée à peine dissimulée qu’elle manifeste pour une éventuelle rivale révèle la force de sa passion et le regret d’avoir fait un vœu de célibat lui pèse. Peut-être, d’ailleurs, attend-elle un démenti de la part de Chactas malgré la grandeur d’âme et le désintéressement dont elle fait preuve.
- par l’évocation de souvenirs tendres : « Quand je te parlais pour la première fois … tu vis cette croix briller … sur mon sein ».
Ce monologue, avant de s’achever sur des invocations pieuses, s’arrête sur une allusion au bonheur humain, comme si Atala se rendait compte de l’inanité de son enthousiasme religieux avant d’y retomber juste avant de mourir. Ce discours emphatique et édifiant masque mal le naturel de la passion. Ce testament solennel est surtout une ultime déclaration d’amour.
La mort d’Atala de Cesare Mussini
En
réalisant « La mort d’Atala » Cesare voulut honorer le grand écrivain
français de près de 40 ans son aîné, alors Ambassadeur de France auprès
du Vatican. Bien sûr il s’était inspiré du tableau de Girodet peint en
1801 au lendemain de la parution du « Génie du Christianisme » dont
Atala était le prélude, mais il avait voulu en accentuer les contrastes
de lumière pour mieux restituer la description romantique qu’en avait
fait Chateaubriand. Pour cela il avait construit dans son studio une
grotte de grandeur naturelle, seulement éclairée par la bougie de la
lanterne du père Aubry et la pâle lueur lunaire que tamisait encore un
rideau.
Chateaubriand fut enthousiasmé. Il lui rendit visite plusieurs fois à son studio. D’après l’étude du docteur Guy Leclerc.
II) L’extrême-onction
Nous verrons comment dans ce passage les visions chrétienne et païenne se combinent pour atteindre le merveilleux.
- La notion de spectacle est explicitement annoncée dès la reprise de la narration : « A ce spectacle, le Solitaire se levant d’un air inspiré, et étendant les bras vers la voûte de la grotte ». Le rythme croissant de cette phrase mime à la fois le mouvement du prêtre et l’imminence du merveilleux sacré de la cérémonie qui va commencer.
- Les paroles du père Aubry : « Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici ! », par la reprise emphatique du premier membre de phrase, font penser à des incantations magiques.
- Le surgissement du merveilleux se produit à la phrase suivante : « A peine a-t-il prononcé ces mots, qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux, et m’incline la tête au pied du lit d’Atala » ; l’opposition dans les mouvements du prêtre qui s’élève et de Chactas qui s’incline provoque un effet dramatique et symbolique : le païen ne peut qu’être foudroyé par la puissance de Dieu alors que l’initié peut se dresser en l’invoquant. Le contraste ainsi fixé donne une gestuelle dramatique, au sens théâtral du terme.
- Dans les lignes qui suivent, on assiste à un véritable brouillage entre le lexique du merveilleux païen (« un lieu secret, une urne d’or couverte d’un voile de soie, la grotte parut soudain illuminée, des mots mystérieux ») et celui du sacré chrétien (« le prêtre, les paroles des anges, tabernacle, Dieu, le calice, une hostie, le pain mystique, une huile consacrée »). Cet amalgame s’explique par la connaissance a posteriori de Chactas converti au catholicisme. Il y a donc un décalage entre l’ignorance du héros au moment des faits qu’il rapporte et ses connaissances ultérieures.
- Le rituel de l’extrême onction est un impressionnant spectacle merveilleux avec des effets de lumière (« la grotte … illuminée »), une animation sonore (« on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes »), une apparition d’un deus ex machina (« je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne »). La grotte est un lieu doublement symbolique : une sorte de matrice originelle ou un lieu d’initiation et de méditation où se réfugiaient les ermites.
- La communion d’Atala est, elle aussi, perçue par Chactas comme un acte magique. « Les mots mystérieux » prononcés par le prêtre et « l’hostie blanche comme la neige » provoquent chez la jeune fille une réaction à la fois mystique (« les yeux levés au ciel, en extase ») et sensuelle (« toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entr’ouvrirent ») et, comme dans le passage de l’« Hercule » de Paul et Virginie, l’aspect trop visiblement charnel est atténué par l’emploi du mot « respect » (« et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique »). Chactas est tellement impressionné par ce rite chrétien qu’il en devient distant dans sa manière de désigner sa bien-aimée : « Cette sainte, la fille mourante ».
- Le prêtre administre alors l’extrême-onction à Atala. Le présent de narration actualise et dramatise ses actes (« Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton … il en frotte … il regarde »). Le final est tout à fait dans le registre pathétique de l’époque avec l’injonction solennelle du prêtre (« Partez, âme chrétienne, allez rejoindre votre Créateur »), la naïveté de Chactas qui croit que l’huile consacrée est une potion magique (« ce remède rendra-t-il la vie à Atala ») et la réponse en forme d’antanaclase (terme de rhétorique : répétition d’un même mot en des sens différents) du prêtre qui joue sur le sens du mot « vie » en ajoutant une épithète (« la vie éternelle »). L’accolade des deux hommes (« dit le vieillard en tombant dans ses bras ») complète le tableau émouvant. La dernière phrase (« Atala venait d’expirer ») très courte et qui s’apparente à un constat en éludant le moment de la mort achève de sublimer la scène en rendant effectives les invocations du prêtre.
Le sacré et le merveilleux ne s’opposent qu’en apparence dans cet épisode. Si le païen qu’était alors Chactas ne fait pas la différence entre magie et religion, le chrétien qu’il est devenu et qui raconte à René sait faire la distinction. Chateaubriand avait l’intention d’utiliser ce roman pour illustrer Le Génie du Christianisme, afin de montrer selon les paroles du père Aubry : « les dangers de l’enthousiasme et du défaut de lumières en matière de religion ». Atala pouvait se faire relever de ses vœux et ainsi épouser Chactas au lieu de se suicider, ce qui est un péché mortel ! L’auteur voulait aussi montrer la beauté et la grandeur des cérémonies chrétiennes qui frappent l’imagination et le cœur. Et puis, l’amour humain provoque une conversion au christianisme, ce qui est touchant.
Comme celle de Julie dans La Nouvelle Héloïse, la mort d’Atala ne se produit pas dans l’intimité des deux amoureux puisque le prêtre est là et qu’il captive l’attention de Chactas au point de le rendre plus attentif aux phases de la cérémonie qu’aux derniers instants de sa bien-aimée. Le père Aubry vole en quelque sorte Atala à Chactas, tout comme Claire se substituait au mari et à l’amant. En comparaison, des Grieux dans Manon Lescaut est beaucoup plus proche de Manon que les deux autres et Paul dans Paul et Virginie.
Chateaubriand, sculpture de Alphonse Terroir (1930) à Combourg
Etude thématique abrégée :
Nous nous contenterons ici de donner des orientations générales ; les compléments sont à prendre dans l’analyse linéaire ci-dessus. L’étude peut s’organiser autour de trois axes : l’amour profane, le merveilleux et la vision chrétienne et morale.
1) L’amour profane
A) La situation pathétique des amoureux
B) Les manifestations de l’amour
C) Un monologue comme ultime déclaration d’amour
2) Le merveilleux
A) L’exotisme du cadre et la grotte aux merveilles
B) Le rituel magique de l’extrême-onction
C) Les gestes symboliques des personnages
3) La vision chrétienne et morale
A) Un fin chrétienne édifiante et la pression pour convertir Chactas
B) La présence du prêtre et du sacrement
C) Les traces de l’initiation religieuse de Chactas
Tous droits réservés