Commentaire de la scène des rubans
dans La Princesse de Clèves, tome IV
De « Il vit beaucoup de lumières
dans le cabinet » à « elle entra
dans le lieu où étaient ses femmes ».
"Il vit beaucoup de lumières
dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se
glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une
émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des
fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de
Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable
beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il
faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que
ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec
une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de
rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que
c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit
qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire,
qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui
Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour
avoir été à M.de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une
grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments
qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche
d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le
portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce
portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut
donner.
On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pourraient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes."
On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pourraient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes."
Dans cette scène nocturne, la
princesse est réfugiée dans un cabinet de son pavillon de Coulommiers et se
croyant seule, sa pensée tournée vers l’amour secret qu’elle porte à monsieur
de Nemours, elle manipule des rubans à sa couleur et contemple son portrait.
Cependant, celui-ci, dissimulé derrière la fenêtre, l’observe, ignorant qu’il
est lui-même surveillé par un domestique de monsieur de Clèves. Cette scène est
donc d’un romanesque achevé avec le topos du regard interdit et d’une
importance dramatique majeure pour la suite de l’intrigue car c’est l’origine de la mort du mari, Monsieur de
Clèves, qui va mal interpréter cet épisode. Nous verrons en quoi cette scène
est romanesque et même sensuelle et en quoi elle est tempérée par une analyse
constante et une retenue faite de raison et de pudeur.
I) Une scène romanesque
A) Le regard interdit
- Les lexiques du regard et de la
dissimulation sont présents, ce qui fait penser à une sorte de jeu de
cache-cache à la fois exaltant et un peu pervers. « Il se rangea derrière
une des fenêtres » pour se dissimuler
et « Il vit qu’elle était seule ».
- La contemplation de la femme
aimée procure un plaisir inouï à monsieur de Nemours : « il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fût-il maître du transport que lui donna cette vue. »
- Mais l’admirer sans qu’elle le
sache accroît cette jouissance : « la
voir sans qu’elle sût qu’il la voyait [… ] c’est ce qui n’a jamais
été goûté ni imaginé par nul autre amant. » On remarque la figure
d’exagération qui fait de ce « voyeur » un amant hors du
commun ! On dirait que madame de Lafayette s’emploie à magnifier une
curiosité indiscrète, pour ne pas dire malsaine !
- Cependant, monsieur de Nemours
n’a aucun scrupule à « espionner » madame de Clèves mais il craint de
se montrer, même si il en éprouve une vive envie : « Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Madame de Clèves sans en être vu,
mais à penser de s’en faire voir. »
- En effet, quand il fait du
bruit par maladresse et « qu’elle
crut le reconnaître », elle
s’échappe vite pour retrouver ses domestiques. Il ne reste plus à monsieur de
Nemours qu’à s’en retourner sans pouvoir l’aborder !
On avait vu dans la
scène du portrait dérobé (tome 2) que monsieur de Nemours voulait à tout prix
s’emparer de l’image de Madame de Clèves. Le regard est donc une métaphore de
la possession physique et dans cet épisode, monsieur de Nemours fait plus que
convoiter une image : c’est la femme elle-même qu’il désire.
B) Un tableau sensuel et un aveu implicite
- La description de la posture sensuelle de madame de Clèves à travers
les yeux de monsieur de Nemours fait irrésistiblement penser à un tableau de
Fragonard où la princesse poserait en belle alanguie : « Il faisait chaud, et elle n’avait
rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. »
Le regard de Nemours surprend le « négligé » de la princesse et
s’attarde sur son corps en partie dénudé, ce qui ne peut qu’attiser son désir.
On note la litote pudique de la tournure négative : « elle n’avait rien » pour suggérer la nudité. Cette
phrase n’est pas sans rappeler les vers de Racine dans Britannicus (1669) où
Junie est évoquée ainsi par Néron :
« Belle, sans ornement,
dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. »
- Mais le tableau s’anime : « Elle était sur un lit de repos, avec
une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de
rubans ; elle en choisit
quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs
qu’il avait portées au tournoi. » Ce rappel de l’épisode du tournoi et
le renversement des rôles (c’est la femme qui porte les couleurs de l’homme)
nous replace dans un contexte chevaleresque et courtois. Mais surtout, la
symbolique des couleurs remplace l’aveu d’amour de madame de Clèves :
c’est le signe que monsieur de Nemours occupe son esprit et son cœur !
- Mieux, « il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort
extraordinaire qu’il avait portée quelque temps ». Madame de Clèves
s’est emparée, elle aussi, d’un objet appartenant au duc et pas n’importe quel
objet : la canne est sans nul doute un fort symbole phallique et le fait
qu’elle fasse des nœuds autour avec des rubans est un geste significatif …
Madame de Lafayette ne déteste pas l’érotisme même si elle minaude avec
mièvrerie en écrivant : « Après qu’elle eut achevé son ouvrage
avec une grâce et une douceur (sans candeur !) que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le
cœur » !
- Mais là ou l’aveu est sans ambiguïté, c’est lorsque madame de Clèves se lève pour
aller contempler le portrait de Monsieur de Nemours : « elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention
et une rêverie que la passion seule peut donner. » Cette scène est en
miroir avec la scène du portrait dérobé où madame de Clèves observe à son insu
monsieur de Nemours et le surprend en train de dérober son portrait. La
similitude des actes montre la réciprocité des sentiments. Les portraits dans
les deux cas sont les substituts de la personne aimée et désirée.
Monsieur de Nemours en
est sûr : elle l’aime ! « La
personne qu’il adorait » et « à qui il n’avait encore jamais parlé
de son amour » l’aime et il se trouve « rassuré par les espérances que lui donnaient tout ce qu’il avait
vu ». Il s’agit à présent de se démasquer et c’est là que se rencontre
l’obstacle ! Ainsi cette scène si
sensuelle et suggestive qui devrait inciter à toutes les audaces est-elle modérée
par la crainte de déplaire et surtout de contrevenir à la bienséance, tout
comme la princesse qui préfère « la raison et la prudence » en
s’empêchant d’aller vérifier dans le jardin la présence du duc. Une belle
occasion manquée, décidément !
La canne des Indes. Gravure de Jules-Arsène Garnier d’après Alphonse Lamotte. La Princesse de Clèves, Paris, Conquet, 1889
La canne des Indes. Gravure de Jules-Arsène Garnier d’après Alphonse Lamotte. La Princesse de Clèves, Paris, Conquet, 1889
II) Le débat introspectif et le flottement onirique
A) Un amour sous analyse
Monsieur de Nemours ne se
contente pas de regarder, il pense !
- Les verbes de réflexion d’abord
en vue d’adopter une stratégie d’approche : « Il pense qu’il
devrait attendre à lui parler […] il crut
qu’il le pourrait faire avec plus de sûreté » alternent avec des
verbes de volonté : « Il prit la résolution d’y entrer ».
- Pourtant l’émotion le
submerge : « Quel trouble n’eut-il point ! ».
Une série d’exclamatives souligne son désordre intérieur : « Quelle crainte de lui déplaire […] Quelle peur de faire changer ce visage ! ».
- De cette faiblesse naît un
débat intérieur entre raison et bienséance d’une part et entre passion et
impulsion d’autre part : « Il
trouva qu’il y avait eu de la folie
[…] à penser de s’en faire voir […] Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse ». L’honnête homme se
retrouve dans ces scrupules : la conduite devant toujours être réglée par
la mesure et la raison classique !
- Il se résout à agir « poussé néanmoins par le désir de lui
parler », mais le trouble le rattrape, il fait du bruit, et en rompant
le silence, rompt le charme : il fait fuir la princesse !
Monsieur de Nemours, malgré « sa
hardiesse » contrôle admirablement son esprit mais c’est son corps qui le
trahit, il est maladroit ! On ne peut s’empêcher de le trouver pourtant
bien timoré, bien raisonnable. La passion du grand siècle est dans la
retenue !
B) Le flottement onirique
Cette scène oscille donc entre
romanesque et réflexion à tel point qu’on peut y déceler une sorte de songe
voire une hallucination.
- Les jeux d’ombre et de lumière
y contribuent. Dans ce clair-obscur provoqué par les flambeaux, madame de
Clèves va se demander si elle n’a pas eu une hallucination en croyant
apercevoir l’objet de ses pensées : « madame
de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou
qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût
distinguer, elle crut le reconnaître ».
- L’aspect féerique du « plus beau lieu du monde » où
« il la (madame de Clèves) vit d’une si admirable beauté »
ressemble à une sorte de rêve éveillé.
- La rêverie de la princesse dans
la contemplation du tableau renforce cette interprétation : « elle s’assit et se mit à regarder ce
portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut
donner. »
- Enfin, l’impossibilité
d’exprimer par des mots le ressenti des personnages : « On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours »
place résolument cette scène dans une ambiance onirique, un peu vague.
Ainsi, les personnages
ne vont-ils pas au bout de leurs intentions, empêchés par leur raison, les
règles de la bienséance et par une sorte d’impuissance née de leurs rêveries.
Peut-être aussi ont-ils tout simplement peur de l’amour ou plutôt de sa
concrétisation, comme si l’amour rêvé était plus exaltant que l’amour vécu.
Cette charmante scène des rubans pleine de romanesque féérique et de
sensualité érotique semble plus rêvée que véritablement vécue par les deux
protagonistes. Le silence, les jeux de lumière et la disposition des lieux et
des personnages la rapprochent d’un tableau de genre galant. Quand le bruit et
le mouvement viennent déranger cette composition, tout s’évanouit et rien ne
s’accomplit. A la fin du roman, quand les deux personnages pourront enfin se
parler, l’impossibilité du rapprochement sera évidente. Madame de La Fayette
aura gardé cette tendance des Précieuses qui, dans l’amour, préféraient le
délai, l’empêchement à la réalisation : une sorte de frustration poétique
en quelque sorte …
Céline Roumégoux
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