Le serpent qui danse
Que j'aime
voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L'or avec le fer.
A te voir marcher en cadence,
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d'un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
D'un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s'allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l'eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D'étoiles mon coeur !
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L'or avec le fer.
A te voir marcher en cadence,
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d'un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
D'un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s'allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l'eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D'étoiles mon coeur !
Hygeia, détail de La Médecine. 1901. Gustav Klimt. Détruit en 1945 dans l’incendie du château Immendorf
Dans
un 19ème siècle puritain, Baudelaire ose parler de sexualité, ce qui
lui vaut un procès pour immoralité lors de la publication des Fleurs du Mal. Dans Le serpent qui danse le poète évoque la tentation charnelle et
célèbre la femme serpent. On verra comment il fait fantasmer le lecteur en
évoquant la sensualité féminine et le désir. D’abord, on examinera comment il
réécrit un blason puis on décryptera la symbolique de l’amour selon Baudelaire.
I)
L’éloge
de la femme ou la réécriture du blason
A) Une déclaration
d’amour ou l’expression du désir charnel ?
- L’étude de
l’énonciation nous montre dès le premier vers une apostrophe à la femme aimée ;
une apostrophe métonymique qui insiste sur la passivité, la nonchalance proche
de la lascivité de la femme (« chère
indolente ») et le déterminant possessif (« ton corps ») accentue encore l’aspect charnel. Le « je »
du poète est bien présent aussi.
- Le vocabulaire de l’amour traditionnel est éludé sauf « mon cœur » à la fin.
- La femme n’est
évoquée que par son attitude. Double vision entre une femme lascive (voluptueuse)
avec le vocabulaire de la paresse et le mouvement marqué par le rythme binaire
des quatrains hétérométriques (octosyllabes-pentasyllabes).
B) Célébration du corps
- L’évocation du corps
alterne entre la globalisation (« de
ton corps, ton corps ») et la
parcellisation (« chevelure »,
« yeux », « bouche », « dents »). Baudelaire est familier
de ce procédé qui tend à fragmenter la matière et à « vaporiser » le solide en liquide et le
liquide en « éther », d'où l'importance des parfums dans sa poétique. Cela ressemble à une dissolution du corps, une
sorte de « spiritualisation ».
- Tous les sens sont
sollicités : la vue (« que
j’aime voir »), l’odorat (« les
âcres parfums »), le goût (« vin
de bohème amer »), le toucher (« bijoux froids »).
- L’ouïe présente par
des sonorités expressives : « et
ton cœur se penche et s’allonge » avec des
sifflantes en allitérations qui miment
le déplacement et des vibrantes : « flots grossis par la fonte des glaciers grondants »
qui imitent le frémissement de la chair. Cela renforce la sensualité de l’évocation.
- Les sensations évoquées
sont pourtant plutôt froides et
irritantes « bijoux froids »,
« odeurs âcres » comme si
la femme et le plaisir étaient à la fois souffrance et bien-être. Ce poème se
singularise par un écart par rapport à une déclaration d’amour puisqu’il n’est question
que de sensations qui elles mêmes sont ambigües entre le plaisir et la
souffrance. Cependant, chez Baudelaire, l’aspect symbolique prédomine.
II)
L’aspect
symbolique : le fantasme
A)
Le recours aux mythes
- Dès le titre en forme
de phrase : « Le serpent qui danse »,
il est fait une allusion à un concept connu, un référent. Cela peut évoquer
plusieurs idées : première connotation possible : le charmeur de
serpents (orientalisme) ; deuxième connotation : le serpent symbole
du mal, de Satan. Conjointement, danger et grâce artistique (3ème
connotation) sont suggérés.
- L’évocation du
serpent au 5ème quatrain est associée aux mouvements : « en cadence », « qui danse ». Importance des
assonances nasales : « cadence »,
« bâton »,…, c’est-à-
dire un son voilé, combiné avec des allitérations dures « au bout d’un bâton ».
Dualité entre douceur/dureté. Allusions érotiques possibles. Dans l’imaginaire
collectif, cela peut renvoyer au mythe de Mélusine (femme fée qui se
métamorphose en serpent) ou à la légende des sirènes. Ce qui intéresse
Baudelaire est la métamorphose.
- Dans la symbolique,
autre animalisation présente, la comparaison avec l’éléphant qui contraste
encore une fois entre la légèreté et la lourdeur. Même allusion érotique que celle du bâton.
La fée Mélusine
B)
Possession-absorption
- Les images de l’eau
et les liquides, « cheveux comparés
à la mer », « le fin
vaisseau », « l’eau de ta
bouche », « vin de bohème »
sont largement sollicités. Toutes les allusions à l’eau convergent vers l’image
finale : « je crois boire un
vin de bohème », sorte d’absorption, d’engloutissement, de fusion. On remarque l’absence du « tu »
vers la fin. Cette absorption est toujours accompagnée de lumière et d’un regard
vers le haut (« ciel liquide »). Effet miroir entre la 1ère strophe
et la dernière (« miroiter/ciel
liquide »). Correspondances entre le haut et le bas.
- Le vocabulaire mystique, abstrait et relatif à
l’auteur « âme rêveuse », « je crois boire (incertitude),
« qui parsème d’étoiles mon cœur »
montre que pour lui l’amour physique est proche d’une transmutation alchimique.
Les indices présents dans le texte étant « les yeux sont deux bijoux froids ou se mêle l’or avec le fer ».
- La poétique
Baudelairienne est ici bien illustrée. Les axes verticaux et horizontaux
(correspondances) : axe horizontal : « ton corps se penche et s’allonge », axe vertical : le
ciel et la mer. Idées de profondeur (« chevelure
profonde »).
… Mais verticalité qui
tend à l’horizontalité. Conflit entre le haut et le bas et l’horizontalité.
Aspiration à l’idéal qui peut passer par l’amour (acte sacré/bestial).
Oscillation entre la fusion sacrée et bestiale, entre le sublime et le
voluptueux. Il y a donc une démonstration de la double nature de l'homme. Le charnel, le
bestial, le voluptueux font partie de la nature humaine. « L’Homme n’est ni ange ni bête et le malheur
veut que qui veut faire l’ange, fait la bête » (Pascal)
Le caducée et son symbolisme
Baudelaire dans ce poème dépasse
l’éloge de la femme et déroge aux codes de la déclaration d’amour classique
pour atteindre une vision idéale de l’amour à travers un érotisme assumé. C’est une recherche de l’unité spirituelle d’où le
dépassement des contradictions pour atteindre les étoiles ou le septième ciel
mystique. Pour Baudelaire, l’amour peut être une initiation et un accès au
spirituel et le serpent peut être le symbole de la connaissance. Dans La mort des amants
dans la section « La mort »
il écrit : « Et plus tard un
ange entrouvrant les portes », rejoignant ainsi la tradition
ésotérique médiéval de la fin’amor. On est bien loin de la vulgarité qui a été
reprochée à Baudelaire …