« Les Chats » in Les Fleurs du mal (1857)
Les amoureux
fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
Commentaire
« C’est une bête philosophique » affirmait Théophile Gautier, « le poète impeccable » à qui
Baudelaire dédie Les Fleurs du mal (1857),
en parlant du chat dans La ménagerie
intime (1869). C’est bien ce que pensait aussi Baudelaire qui consacra
trois poèmes aux chats dans la section Spleen
et idéal de son recueil. Dans le sonnet Les
chats, le poète rapproche singulièrement et sélectivement les chats de
certains humains. On se demandera en quoi consiste le mystère des chats pour
l’auteur. D’abord, on examinera l’éloge paradoxal qu’il en fait, puis comment
il les montre en chercheurs et découvreurs d’absolu.
I) Un éloge
paradoxal
A) La pure
louange morale, physique, intellectuelle et spirituelle des chats
- Dès le
titre, les chats sont désignés comme une catégorie générale et digne d’être
célébrée dans sa totalité. Une seule fois dans le poème, au premier quatrain,
le substantif « chats »
apparaît en position objet, caractérisé par les adjectifs antinomiques « puissants et doux ». Ensuite, le
pronom personnel « ils » prend
le relais en position sujet et actif. Les consonnes sifflantes [f, v, s, z,] se
combinent aux vibrantes [r, l] pour mimer le
feulement sauvage de la puissance, associé au ronronnement de la douceur :
« Amis de la science et de la volupté […] Qui semblent s’endormir dans un rêve
sans fin ».
- Leurs
qualités morales connotées par les termes « fierté, nobles » ajoutées à leur puissance physique et à leur
vitalité avec les expressions « puissants,
leurs reins féconds » transforment les félins en force de la nature et
en seigneurs inaptes au servage. Ils se laissent aimer par « Les amoureux fervents et les savants
austères » alors que, eux, sont « Amis de la science et de la volupté ». Les chats préfèrent les
concepts aux hommes qui les incarnent !
- Leurs
aptitudes intellectuelles et spirituelles sont largement évoquées par les
termes : « science, magiques, mystiques » et les images
mythiques : « sphinx, Erèbe ».
L’anthropomorphisme est donc dépassé et les chats deviennent des énigmes
ésotériques.
B) Dualité ou
duplicité : l’éloge nuancé
- A y regarder
de plus près, on s’aperçoit que, contrairement au sonnet classique qui faisait
une unité de sens des deux quatrains qui s’opposaient au sizain formé par les
deux tercets, Baudelaire oppose le premier quatrain au premier tercet et le
second quatrain au dernier tercet. En effet, si les chats sont « sédentaires » et confinés à « la maison » dans le premier
quatrain, ils élargissent leur espace « au fond des solitudes » tout en restant statiques « allongés […] dans un rêve sans fin »
au premier tercet. De même, alors « qu’ils
cherchent […] l’horreur des ténèbres » au deuxième quatrain, ils se
chargent de lumière au deuxième tercet avec des : « étincelles magiques et des parcelles d’or ».
Ainsi apparaît la double nature des chats : casaniers et sauvages,
domestiques et indomptables, obscurs et lumineux.
- Si les humains
privilégiés que semblent être « Les
amoureux fervents et les savants austères » aiment les chats et
partagent avec eux des similitudes domestiques et peu glorieuses : « comme eux sont frileux et comme eux
sédentaires », ils sont très vite écartés de la vie secrète des chats,
dès le deuxième quatrain et pour le reste du sonnet.
- Les chats
d’ailleurs sont « orgueil de la
maison », expression à double sens qui peut signifier que les hommes
sont fiers de posséder des chats dans leur maison mais on peut aussi prendre
l’expression comme la métonymie qui désigne la caractéristique morale majeure
du chat, l’orgueil, qui est un péché capital !
Ainsi, malgré
l’hommage flatteur, les chats sont présentés à la fois comme ambivalents et
ambigus jusqu’à l’hypocrisie ou la duplicité. Leur proximité avec le genre
humain est trompeuse et les seuls qui peuvent approcher leur mystère sont, eux
aussi, bien spéciaux …
II) Les
chercheurs et découvreurs d’absolu : la science secrète
A) La triade
insolite : les chats, les amoureux et les savants
- D’abord,
on est frappé par l’axiome posé dès le début du sonnet au présent de vérité
générale comme une évidence : « Les
amoureux fervents et les savants austères aiment […] les chats ». Le
début d’explication est contenu dans le choix des adjectifs affectés aux
amoureux et aux savants. La ferveur appartient à la fois au lexique de la
passion amoureuse et à l’ardeur de la foi religieuse ou mystique. Cela rapproche
de l’austérité qui est rigorisme, sévérité ou forme de dépouillement matériel.
Quant au mot « savants »,
il s’applique à ceux qui possèdent le Savoir, auquel on peut mettre une
majuscule. D’ailleurs, le mot « science »
au premier tercet est en diérèse, ce qui le met curieusement en valeur et lui
donne le sens de connaissance secrète. Il ne s’agit donc plus de savants
ordinaires, compétents dans leur domaine d’étude et la science n’est pas celle
des méthodes expérimentales mais la connaissance des vérités supérieures. La
précision « dans leur mûre saison »
conforte cette compréhension car comment imaginer sinon la longévité de la
passion amoureuse qui ne serait que seulement charnelle chez les
amoureux ? Les amoureux en question et les savants ont donc en commun leur
recherche d’un absolu spirituel et d’une forme de sagesse.
- Si les
assonances en chiasme rapprochent les amoureux et les savants (« fervents
et savants »), l’insistance sur les analogies avec les chats est
tout aussi appuyée avec l’adverbe « également »
au deuxième vers et la symétrie de construction au
quatrième : « Qui comme
eux sont frileux et comme eux sédentaires ». Le redoublement inversé « Amis de la science et de la volupté »
insiste sur les caractéristiques communes à la triade. Ils ont en commun
d’allier les voies du charnel et du spirituel.
B) A la
recherche du secret des chats
- Ce secret
va être progressivement dévoilé et encore de manière symbolique. Les
expressions : « Qui semblent »
et « vaguement » appliquées
aux chats indiquent que leur mystère ne peut être entièrement percé et que l’incertitude
demeure. Le bercement caractéristique du rythme baudelairien avec un
balancement binaire, tous les alexandrins ayant une césure à l’hémistiche,
contribue à une forme d’hypnose musicale, propre à favoriser un état de
conscience, proche de la transe ou de l’extase.
- Le recours
aux images mythiques par l’analogie des chats avec « Des grands sphinx allongés au fond des solitudes » et
l’hypothèse rejetée (avec le conditionnel passé) d’une servitude
envers le monde des morts ou de l’enfer païen : « L’Erèbe les eût pris pour ses coursiers
funèbres » malgré leur attirance pour « le silence et l’horreur des ténèbres », métamorphosent les
chats en êtres hybrides et dépositaires de secrets ancestraux. Leur attirance
pour le silence, la solitude et l’indépendance en font des sortes d’anachorètes
en communion avec des vérités supérieurs inaccessibles au commun des mortels.
- Mais la
pointe du sonnet va élargir la symbolique des chats en opérant en eux une sorte
de décharge d’énergie lumineuse, des reins aux prunelles. « Les étincelles magiques », symboles de la fécondité et de la
vie semblent monter jusqu’aux yeux, en une sorte de pulvérisation alchimique et
spirituelle avec : « des parcelles
d’or, ainsi qu’un sable fin » qui semblent refléter le Ciel ou le
cosmos : « Etoilent vaguement
leurs prunelles mystiques ». Les chats seraient donc des sortes d’intermédiaires
entre le gouffre « des ténèbres »,
l’ici-bas et l’Idéal mystique auquel aspirent aussi les chercheurs d’absolu :
amants spirituels, poètes et sages. C’est peut-être pour cela que les chats
étaient vénérés chez les anciens Egyptiens et c’est sans doute pour leur médiumnité
un peu inquiétante qu’ils étaient suspectés de sorcellerie au Moyen Age.
Comme souvent chez Baudelaire, choisir un animal, c’est
faire vivre un symbole. Mais il se trouve qu’il avait des affinités
particulières avec les chats dont il admirait la beauté, la volupté et le
mystère. C’est pourquoi il en fait un vrai éloge qu’il nuance tout de même en
montrant qu’ils ne seront jamais soumis à quoi que ce soit et encore moins aux
hommes. Seuls ceux qui partagent leur nature insaisissable, qui cherchent et perçoivent
plus que le réel banal, qui se concentrent pour mieux s’élever, se disperser
dans l’infini du temps et de l’espace, peuvent les comprendre et les aimer. En somme, le poète réunit dans ce poème la nature triple de l'homme : le corps voluptueux (le chat), l'esprit (les savants) et l'âme (les amoureux fervents). Le
poète trouve son alter ego dans ce félin mystérieux et envisage des alliés dans
sa perception du monde, contrairement à l’albatros-poète rabattu au sol et dont
les « ailes de géant l’empêchent de
marcher ».
Céline Roumégoux
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