Honoré de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu (1831) : portrait du peintre Frenhofer
[L'action de ce roman se déroule en 1612.
Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se
rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de
devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
"Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la
magnificence de son rabat1 de
dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina
dans ce personnage2 ou le
protecteur ou l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire
place, et l'examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un
artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut
quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi
qui affriande3 les artistes.
Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit
nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une
bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe
grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge,
mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle
devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de
l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les
fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme
et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques
traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur
un corps fluet et débile4,
entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une
truelle à poisson5, jetez sur
le pourpoint6 noir du
vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce
personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur
fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre
dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre."
1 rabat : grand col rabattu
porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4 débile : qui manque de force physique, faible.
5 truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le
poisson.
6 pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la
ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles
exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de
contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes
représentés.
Portrait probable du duc de Luynes par Pourbus (ou Porbus)
Corrigé
du commentaire de l’extrait du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac
La
rencontre entre deux peintres, avec portrait du peintre Frenhofer
Lorsque paraît pour la première
fois Le Chef-d’œuvre inconnu, la nouvelle de Balzac, en 1831, dans la revue L’Artiste,
l’époque est au désenchantement. C’est la seconde génération romantique qui ne
trouve pas d’idéal à la mesure de son aspiration dans cette société bourgeoise
et conformiste de la monarchie de juillet.
« Etre artiste ! » devient le mot d’ordre de la jeunesse.
La notion d’artiste se dissocie de celle de l’artisan pour atteindre le statut
de Créateur, de personnage mythique qui, par sa façon de penser et de vivre, se
distingue du commun des mortels et surtout du type du bourgeois, exclusivement
occupé à s’enrichir. Ainsi, Balzac prend-il ses distances avec son époque, en
remontant le temps jusqu’à l’année 1612, pour introduire ses lecteurs dans
l’atelier de peintres d’exception, qu’ils soient fictifs comme Frenhofer ou
bien, ayant existé, comme Porbus ou Poussin. Dans l’extrait qui nous intéresse,
et qui se situe presque au début de la nouvelle, un jeune homme, dont on
suppose qu’il est peintre, (on apprendra plus tard qu’il s’agit du célèbre
peintre Poussin) s’est décidé, après beaucoup d’appréhension à gravir
l’escalier qui le mène à l’atelier d’un peintre de renom, Porbus. Alors qu’il
est sur le palier et hésite à frapper à la porte du peintre, voici qu’un
étrange vieillard « vint à monter l’escalier ». Cet homme énigmatique
va être perçu par le double regard du romancier et du personnage. Cependant ce
portrait étrange va bien au-delà d’une simple fonction informative ou
décorative. Balzac a un projet artistique et même philosophique qu’il nous
appartiendra de découvrir. D’abord, examinons l’art du portrait qui se voudrait
réaliste mais qui tourne à l’étrange, voire au registre fantastique. Ensuite, l’apparition
mystérieuse se métamorphose progressivement en tableau vivant ou, plus encore,
en synthèse des arts. Nous verrons comment et pourquoi.
I) Un portrait réaliste qui échoue
A) Déchiffrer le vieillard par l’observation et la déduction,
selon le regard du jeune homme
· Le portrait commence par le point de vue interne
du jeune homme, avec des verbes de perception visuelle : « l’examina
curieusement », « mais il aperçut quelque chose … ».
· Tout de suite, ce dernier se livre au jeu des
devinettes, ce qui est rendu par des verbes d’interprétation : « le
jeune homme devina », « espérant trouver
en lui la bonne nature d’un artiste ».
· Il émet ainsi des hypothèses (en utilisant la
conjonction de coordination « ou ») sur les qualités et le rôle de cet
inconnu qui pourrait être « ou le protecteur ou
l’ami du peintre », ayant « la bonne nature d’un artiste ou
le caractère serviable des gens qui aiment les
arts ».
Cependant,
ce déchiffrement échoue car les suppositions du jeune peintre se heurtent à une
contradiction marquée par la conjonction « mais », par l’effet
de distanciation provoquée par l’adjectif démonstratif « cette »
dans « cette figure » et par la locution « ce je ne
sais quoi » : « mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure,
et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. ». Observer et déduire ne suffisent donc pas au jeune
homme à saisir la nature du vieillard qui demeure énigmatique, l’attirant et
l’inquiétant simultanément.
B) Déchiffrer le vieillard par un portrait organisé, selon
le regard de l’écrivain-artiste Balzac
· Le changement de point de vue s’effectue avec
les injonctions : « Imaginez […] Mettez
cette tête […] entourez-la […] jetez sur le pourpoint
… » qui dirigent le regard du lecteur et l’interpellent : « Vous
aurez une image imparfaite de ce
personnage […] Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ». On
note néanmoins que, malgré ce guidage visuel, le personnage conserve son
mystère car l’image ainsi composée demeure « imparfaite ».
· L’ordre de la description est choisi pour
susciter un double effet : l’enchâssement et le contraste. Le personnage
est d’abord montré de l’extérieur par son habit étonnant et son allure générale
imposante et riche : « A la bizarrerie de son
costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la
prépondérante sécurité de la démarche ». Ensuite, le
regard se concentre longuement sur les caractéristiques des traits du
visage (le front, le nez, la bouche, le menton, la barbe, les yeux) et
passe très vite sur le reste du corps : « un corps fluet et débile »,
ce qui provoque un contraste surprenant entre la tête abondamment décrite et le
corps presque ignoré. Enfin, le regard se porte à nouveau sur l’extérieur,
c’est-à-dire le costume et les accessoires de la toilette : « entourez-la
d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle
à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une
lourde chaîne d’or … ». Le personnage est donc « enchâssé
ou camouflé » par son « paraître » constitué par ses habits,
son statut social autant que le signe
d’une époque, le XVIIième siècle. Tout l’intérêt se porte sur les
traits du visage et on sait l’importance accordée par Balzac à la physiognomonie
comme « miroir de l’âme ». Aujourd’hui, on parle de morphopsychologie,
pour décrypter le caractère d’un individu à partir de l’observation de ses
traits et de ses attitudes. La phrase au présent de vérité générale :
« ces pensées qui creusent également l’âme et le corps »
montre bien que l’art du portrait n’est pas purement à visée ornementale ou
documentaire mais participe de la recherche de l’absolu , qui sera d’ailleurs
le titre d’une autre nouvelle de Balzac.
Le
double regard du jeune homme et du narrateur, Balzac, (qui ne semble pas
omniscient ici) ne parvient pas à déchiffrer l’énigme incarnée par le vieillard.
Les ressources de l’observation et du raisonnement ne suffisent pas à entrer
dans le mystère de celui qui représente sans doute la création artistique, au
sens mythique ou sacré du terme. C’est pourquoi, imperceptiblement, Balzac va changer de registre.
II) A la porte du Mystère de l’Art : le
glissement fantastique
A) Une rencontre initiatique et mystérieuse : le
secret
- Le mystère plane sur les identités réelles des
personnages en présence dans cet extrait puisqu'ils ne sont désignés que
par leur âge : « Un vieillard […] le jeune homme ».
Cependant des indices sont donnés sur leur probable profession. Etant
donné qu’ils se trouvent tous deux devant la porte d’un peintre, on peut
supposer qu’ils sont de cette corporation. Les mots « artiste »
et « arts » reviennent d’ailleurs à plusieurs
reprises. Cette rencontre de deux « artistes », l’un vieux
et opulent, l’autre, jeune, et débutant, prélude-t-elle à une future
relation maître-élève ? On peut le supposer.
- Les lieux de la rencontre sont, eux aussi,
symboliques : « l’escalier […] le palier ».
Ce sont des lieux de passage, entre le dedans et le dehors, une sorte
d’entre-deux, de non lieu. Les deux personnages sont aussi sur le seuil de
l’atelier d’un peintre, Porbus, comme au début d’une aventure commune,
voire d’une initiation du plus jeune au mystère de l’Art. On attend que la
porte s’ouvre et que se révèle la Vérité.
- Pourtant, aucun échange verbal ne se produit entre
le vieillard et le jeune homme. La communication passe par la gestuelle et
le regard. L’adverbe « silencieusement » dans la dernière
phrase du texte le souligne. Les mouvements des personnages sont
significatifs des rapports qui s’instaurent entre eux immédiatement. Le
vieillard « vint à monter l’escalier » comme s’il
accomplissait une ascension solennelle et « la prépondérante
sécurité de la démarche » dénote l’assurance, la majesté de
« ce personnage ». Aussitôt, le jeune homme est
impressionné et « il se recula sur le palier pour lui faire place ».
Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de « l’examiner curieusement ».
Une rencontre apparemment banale entre un vieil homme et un
jeune homme sur le palier d’un immeuble prend l’allure d’une sorte de
rendez-vous secret, d’un rapprochement ésotérique entre un maître initié de
l’Art et un jeune postulant. Pourtant, ce maître-là présente des aspects bien
étranges et inquiétants.
B) Un
personnage mythique et fantastique qui fascine et inquiète
· Le lexique de l’étrange est omniprésent pour
caractériser le vieil homme : « la bizarrerie de son
costume […] ce je ne sais quoi qui affriande les artistes
[…] singulièrement flétri par les fatigues de l’âge
[…] une couleur fantastique ».
· Ce vocabulaire est en relation d’association
avec celui de la vieillesse et de la décrépitude : « Un vieillard
[…] un front chauve […] une bouche […] ridée […] une barbe grise
[…] des yeux […] ternis en apparence par l’âge [le visage […]
singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] un corps fluet et débile ».
· Mais, plus surprenant, ces champs lexicaux de
l’étrange et de la vieillesse sont également mêlés au lexique du diable (ou de
la figure de Faust, si prisé des Romantiques) : « quelque chose de
diabolique […] une barbe […] taillée en pointe […] des
yeux vert de mer […] des regards magnétiques au fort de la colère ou
de l’enthousiasme […] les yeux n’avaient plus de cils ». De
plus, la disproportion entre la tête et le corps et le peu d’intérêt marqué
pour ce dernier, décrit en cinq mots, rendent le personnage monstrueux car il
ne semble exister que par sa tête et ses habits, à peine incarné et pourtant
délabré par la vieillesse.
Ainsi, ce vieillard vêtu de noir, aux yeux verts et
magnétiques, sans cil (pour mieux ouvrir les yeux, pour voir au-delà du visible
ou du sensible ?), nimbé d’une couleur fantastique, alternant le rire et
la colère et marchant dans une noire atmosphère a tout du diable : le
Méphistophélès de Goethe (ou de son âme
damnée, Faust). S’il incarne l’Art absolu, cela pourrait signifier que, pour
Balzac, l’art total est un mystère diabolique ou en tout cas dangereux et on ne
s’en approche pas sans risque. A moins que le faste du personnage ne l’exclue
de la « catégorie » du véritable artiste, forcément pauvre et
incompris, selon les Romantiques des années 1830 …
III) La
recherche de l’absolu par la fusion des arts
A) En
« peignant » d’abord un tableau littéraire ou écrire comme on peint (ekphrasis) …
· Le portrait du vieillard se construit comme un
tableau, avec les formes et les traits qui se dessinent progressivement :
« Imaginez un front […] Mettez cette tête sur un
corps […] entourez-la d’une dentelle […] jetez sur le pourpoint
[…] et vous aurez une image imparfaite de ce personnage ». Le
vieil homme est ainsi esquissé, mais aussi fabriqué ou monté comme s’il
s’agissait d’une statue ou d’un mannequin en pièces détachées, voué à devenir
vivant. On retrouve, là encore, un thème fantastique, celui du Golem. A
présent, il convient d’ajouter la couleur.
· Le romancier procède par touches de
couleur : « une barbe grise […] des yeux vert de mer
[…] le contraste du blanc nacré […] une dentelle étincelante de blancheur
[…] le pourpoint noir […] une lourde chaîne d’or ».
La gamme des couleurs est froide, seul l’or apporte une touche chaude, mais il
s’agit d’un objet, et même d’une chaîne ! Serait-ce un symbole de
servitude ou d’attachement indéfectible à l’Art parfait ?
· Enfin, la lumière apportée par « le jour
faible de l’escalier », qui pourtant fait ressortir « le blanc
nacré » (de la cornée ?) « dans lequel flottait la
prunelle » (pupille ou iris ?) du vieillard et qui rend « une
dentelle étincelante de blancheur », est contredite par « la
noire atmosphère » finale. C’est donc un tableau en clair-obscur qui
est composé progressivement.
Ce tableau trouve son apothéose dans la dernière phrase du
texte : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant
silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce
grand peintre. » Le tableau, ainsi achevé par la « magie » des
mots, devient vivant et la référence à Rembrandt en fait une œuvre d’art
magistral, tout en faisant glisser le réel dans le fantastique. Le romancier,
tout comme le peintre, par sa perception
subtile de la nature des êtres et des choses, transforme, transcende et
sublime le réel. Le regard de l’artiste est Créateur. Mais Balzac veut aller
encore plus loin et opérer la fusion des arts, comme une sorte d’alchimie dont
l’or de la chaîne serait un symbole.
B) En faisant enfin une synthèse
artistique : le rêve de l’esthétique romantique
· Par la fusion des époques de référence en
matière d’art : Antiquité, Renaissance, Age classique, Balzac rapproche
des facettes du génie créatif. Frenhofer a des allures de Socrate et de
Rabelais : « […] un petit nez écrasé, retroussé au bout comme
celui de Rabelais ou de Socrate … ». L’âge classique est incarné par
Rembrandt : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ».
· Par la fusion des arts : littérature
(Rabelais et Balzac, lui-même en train d’écrire), philosophie (Socrate),
peinture (Rembrandt), sculpture dans le « montage et façonnage »
pièce par pièce du personnage Frenhofer, Balzac tente de capter l’essence même
de l’idéal de perfection artistique. Manque la musique, puisque tout est
silencieux !
· Ainsi Balzac réalise-t-il le rêve de l’esthétique romantique par un
essai de totalisation et de complémentarité des arts, ce qui n’exclut pas
l’alliance des contraires : le grotesque (« un
petit nez écrasé retroussé du bout […] une bouche rieuse
et ridée […] un corps fluet et débile […] une dentelle étincelante de
blancheur et travaillée comme une truelle à poisson » et
le sublime (« un front chauve,
bombé, proéminent […] un menton court, fièrement relevé […] une toile
de Rembrandt marchant silencieusement … »). Mais aussi l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse (le
jeune homme et le vieillard), le recours au mélange
des « croyances » : le mythe antique de Pygmalion (qui
donne vie à sa statue), le mythe romantique de Faust (initié par Goethe), le
diable des monothéistes (surtout chrétiens).
En
abolissant les limites entre l’art et la vie, entre l’humain et le mythe, entre
la vie et la mort, le début et la fin de la vie, le bien et le mal, Balzac
s’essaie à l’absolu. Une tentative risquée de synthèse impossible. Ce que fera
Frenhofer pour réaliser son chef-d’œuvre inconnu : « Là […] finit
notre art sur terre. Et de là, il va se perdre dans les cieux ».
Cependant, la toile absolue est indéchiffrable : « Mais tôt ou
tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin ».
Ce à quoi répond Frenhofer, parlant de son œuvre finale, Catherine Lescault
ou La Belle Noiseuse (selon les premières versions de la nouvelle) :
« Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle ».
La
dernière phrase de la nouvelle exprime les risques de l’art absolu qui peut
conduire au néant, à la destruction, comme si la recherche de la perfection sur
terre était une tentative dangereuse car inintelligible ou inaccessible au
commun des mortels : « Cet adieu les glaça. Le lendemain, Porbus
inquiet revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après
avoir brûlé ses toiles ».
Si Le Chef-d’œuvre inconnu
est finalement classé par Balzac, en 1842, dans Les Etudes philosophiques,
dans le plan d’ensemble de La Comédie humaine, c’est bien que le romancier,
comme nous le disions en préambule, a un véritable projet artistique et
philosophique. De la réflexion esthétique sur la nature de l’art (« La
mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer »
dit Frenhofer à Porbus) et ses contradictions, il glisse sur la fonction visionnaire de
l’artiste, le don de seconde vue, de déchiffrement par l’artiste des signes
au-delà du réel, jusqu’au chef-d’œuvre invisible à un œil de chair : un chef-d’œuvre méconnu plutôt qu’inconnu. Mais « Les peintres ne
doivent méditer que les brosses à la main » prévient Porbus.
Conception et exécution doivent aller de pair, au risque de l’inachèvement ou
pire de la destruction : « le génie avorté » dont parle
Zola dans L’œuvre. De La Belle Noiseuse, qui aurait dû être le
chef-d’œuvre de Frenhofer, il n’apparaît
qu’un « pied délicieux, un pied vivant » qui « sortait
de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises … ». Ainsi le
montre Balzac, peintre-romancier, en faisant le « portrait vivant »
de Frenhofer. Du portrait réaliste de Frenhofer qui échoue, à la recherche de
l’absolu artistique qui totalise arts et époques de génie, en passant par la
porte du mystère et du fantastique, il aboutit à la destruction du personnage
et de son œuvre, à la fin de la nouvelle. L’art est une aventure spirituelle
qui élève ou qui détruit, une sorte de grand œuvre alchimique : la boue
transformée en or dont parlera Baudelaire, en se faisant Voyant, comme dira
Rimbaud. Cependant, entre Porbus, peintre de cour et d’imitation et Frenhofer,
génie fou, mi imposteur, mi spéculateur, Balzac s’identifie plutôt à Poussin
qui emprunte la voie du milieu.
Céline
Roumégoux
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