Manon
Lescaut (1731), de l’abbé Prévost (1697-1763)
[A l'ami Tiberge venu
redonner à Saint-Lazare des conseils de vertu, Des Grieux répond par ce
discours audacieux. On notera la rigueur mise au service d'une morale hédoniste
assez peu orthodoxe!]
" Tiberge,
repris-je, qu'il vous est aisé de vaincre, lorsqu'on n'oppose rien à vos armes
! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous
appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et
d'inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et
aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui
tourmente le corps est un bonheur pour l'âme ? Vous n'oseriez le dire ; c'est
un paradoxe insoutenable. Ce bonheur, que vous relevez tant, est donc mêlé de
mille peines, ou pour parler plus juste, ce n'est qu'un tissu de malheurs au
travers desquels on tend à la félicité. Or si la force de l'imagination fait
trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu'ils peuvent conduire à un
terme heureux qu'on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et
d'insensée, dans ma conduite, une disposition toute semblable ? J'aime Manon ;
je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès
d'elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l'espérance d'arriver à
mon terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé, par
un moment passé avec elle, de tous les chagrins que j'essuie pour l'obtenir.
Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien ; ou s'il y a
quelque différence, elle est encore à mon avantage, car le bonheur que j'espère
est proche, et l'autre est éloigné ; le mien est de la nature des peines,
c'est-à-dire sensible au corps, et l'autre est d'une nature inconnue, qui n'est
certaine que par la foi.
Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas, en me disant, de l'air le plus sérieux, que, non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c'était un malheureux sophisme d'impiété et d'irréligion : car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses. […]
Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L'unique chose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l'amour, que de lui en décrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu'on s'en forme une autre idée ; or le cœur n'a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'amour."
Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas, en me disant, de l'air le plus sérieux, que, non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c'était un malheureux sophisme d'impiété et d'irréligion : car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses. […]
Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L'unique chose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l'amour, que de lui en décrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu'on s'en forme une autre idée ; or le cœur n'a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'amour."
Le titre
complet est Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. C’est
le tome VII des Mémoires d’un Homme de qualité, le marquis de Renoncour.
Prévost a écrit et publié cette histoire en 1731 à Amsterdam. Le roman, jugé
scandaleux, fut saisi et condamné à être brûlé et fera l’objet d’une édition
séparée en 1753. Le thème central est l’union secrète « entre un fripon et une catin »
selon l’expression de Montesquieu, l’action se passant dans la France
contemporaine de l’auteur. L’histoire de Manon se présente comme un récit
encadré avec un narrateur personnage, Des Grieux, qui raconte sa vie à
Renoncour qui, lui, la raconte au lecteur. Le récit de Des Grieux est une
découverte de lui-même. C’est un court roman d’éducation et non pas un bilan,
des mémoires ou de véritables confessions car le narrateur ne manifeste aucun
regret : « L’amour est une passion innocente » mais « Le
bonheur est incompatible avec la nature sensible de l’homme ». L’extrait que nous allons étudier se situe
dans la première partie. Des Grieux est emprisonné à la prison Saint-Lazare à
Paris pour avoir escroqué avec Manon le vieux M. de G … M qui les a fait
arrêter. Tiberge, théologien et ami fidèle de Des Grieux vient lui rendre
visite et lui fait la morale. Dans ce dialogue philosophique, on se demandera
si le plaisir et la vertu sont compatibles pour atteindre le bonheur. D’abord,
on examinera le dialogue philosophique entre les deux amis, puis l’apologie du
plaisir développée par Des Grieux et ses critiques contre les mystiques de la
vertu.
La prison Saint-Lazare avant sa démolition