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dimanche 15 décembre 2019

La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, analyse de la scène des rubans ou canne des Indes, tome IV


Commentaire de la scène des rubans dans La Princesse de Clèves, tome IV
De « Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet » à  « elle entra dans le lieu où étaient ses femmes ».


"Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M.de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.
     On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
     Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
     Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pourraient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes."







Dans cette scène nocturne, la princesse est réfugiée dans un cabinet de son pavillon de Coulommiers et se croyant seule, sa pensée tournée vers l’amour secret qu’elle porte à monsieur de Nemours, elle manipule des rubans à sa couleur et contemple son portrait. Cependant, celui-ci, dissimulé derrière la fenêtre, l’observe, ignorant qu’il est lui-même surveillé par un domestique de monsieur de Clèves. Cette scène est donc d’un romanesque achevé avec le topos du regard interdit et d’une importance dramatique majeure pour la suite de l’intrigue car  c’est  l’origine de la mort du mari, Monsieur de Clèves, qui va mal interpréter cet épisode. Nous verrons en quoi cette scène est romanesque et même sensuelle et en quoi elle est tempérée par une analyse constante et une retenue faite de raison et de pudeur.

I) Une scène romanesque

A) Le regard interdit

- Les lexiques du regard et de la dissimulation sont présents, ce qui fait penser à une sorte de jeu de cache-cache à la fois exaltant et un peu pervers. « Il se rangea derrière une des fenêtres » pour se dissimuler et « Il vit qu’elle était seule ».
- La contemplation de la femme aimée procure un plaisir inouï à monsieur de Nemours : « il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fût-il maître du transport que lui donna cette vue. »
- Mais l’admirer sans qu’elle le sache accroît cette jouissance : « la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait [… ] c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. » On remarque la figure d’exagération qui fait de ce « voyeur » un amant hors du commun ! On dirait que madame de Lafayette s’emploie à magnifier une curiosité indiscrète, pour ne pas dire malsaine !
- Cependant, monsieur de Nemours n’a aucun scrupule à « espionner » madame de Clèves mais il craint de se montrer, même si il en éprouve une vive envie : « Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Madame de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir. »
- En effet, quand il fait du bruit par maladresse et « qu’elle crut le reconnaître », elle s’échappe vite pour retrouver ses domestiques. Il ne reste plus à monsieur de Nemours qu’à s’en retourner sans pouvoir l’aborder !

On avait vu dans la scène du portrait dérobé (tome 2) que monsieur de Nemours voulait à tout prix s’emparer de l’image de Madame de Clèves. Le regard est donc une métaphore de la possession physique et dans cet épisode, monsieur de Nemours fait plus que convoiter une image : c’est la femme elle-même qu’il désire.

 
B) Un tableau sensuel et un aveu implicite

- La description de la posture sensuelle de madame de Clèves à travers les yeux de monsieur de Nemours fait irrésistiblement penser à un tableau de Fragonard où la princesse poserait en belle alanguie : « Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. » Le regard de Nemours surprend le « négligé » de la princesse et s’attarde sur son corps en partie dénudé, ce qui ne peut qu’attiser son désir. On note la litote pudique de la tournure négative : « elle n’avait rien » pour suggérer la nudité. Cette phrase n’est pas sans rappeler les vers de Racine dans Britannicus (1669) où Junie est évoquée ainsi par Néron :
« Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. »
- Mais le tableau s’anime : « Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. » Ce rappel de l’épisode du tournoi et le renversement des rôles (c’est la femme qui porte les couleurs de l’homme) nous replace dans un contexte chevaleresque et courtois. Mais surtout, la symbolique des couleurs remplace l’aveu d’amour de madame de Clèves : c’est le signe que monsieur de Nemours occupe son esprit et son cœur !
- Mieux, « il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire qu’il avait portée quelque temps ». Madame de Clèves s’est emparée, elle aussi, d’un objet appartenant au duc et pas n’importe quel objet : la canne est sans nul doute un fort symbole phallique et le fait qu’elle fasse des nœuds autour avec des rubans est un geste significatif … Madame de Lafayette ne déteste pas l’érotisme même si elle minaude avec mièvrerie  en écrivant : « Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur (sans candeur !) que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur » !
- Mais là ou l’aveu est sans ambiguïté,  c’est lorsque madame de Clèves se lève pour aller contempler le portrait de Monsieur de Nemours : « elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. » Cette scène est en miroir avec la scène du portrait dérobé où madame de Clèves observe à son insu monsieur de Nemours et le surprend en train de dérober son portrait. La similitude des actes montre la réciprocité des sentiments. Les portraits dans les deux cas sont les substituts de la personne aimée et désirée.

Monsieur de Nemours en est sûr : elle l’aime ! « La personne qu’il adorait » et  « à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour » l’aime et il se trouve « rassuré par les espérances que lui donnaient tout ce qu’il avait vu ». Il s’agit à présent de se démasquer et c’est là que se rencontre l’obstacle !  Ainsi cette scène si sensuelle et suggestive qui devrait inciter à toutes les audaces est-elle modérée par la crainte de déplaire et surtout de contrevenir à la bienséance, tout comme la princesse qui préfère « la raison et la prudence » en s’empêchant d’aller vérifier dans le jardin la présence du duc. Une belle occasion manquée, décidément !

La canne des Indes. Gravure de Jules-Arsène Garnier d’après Alphonse Lamotte. La Princesse de Clèves, Paris, Conquet, 1889


 
II) Le débat introspectif et le flottement onirique

A) Un amour sous analyse

Monsieur de Nemours ne se contente pas de regarder, il pense !
- Les verbes de réflexion d’abord en vue d’adopter une stratégie d’approche : « Il pense qu’il devrait attendre à lui parler […] il crut qu’il le pourrait faire avec plus de sûreté » alternent avec des verbes de volonté : « Il prit la résolution d’y entrer ».
- Pourtant l’émotion le submerge : « Quel trouble n’eut-il point ! ». Une série d’exclamatives souligne son désordre intérieur : « Quelle crainte de lui déplaire […] Quelle peur de faire changer ce visage ! ».
- De cette faiblesse naît un débat intérieur entre raison et bienséance d’une part et entre passion et impulsion d’autre part : « Il trouva qu’il y avait eu de la folie […] à penser de s’en faire voir […] Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse ». L’honnête homme se retrouve dans ces scrupules : la conduite devant toujours être réglée par la mesure et la raison classique !
- Il se résout à agir « poussé néanmoins par le désir de lui parler », mais le trouble le rattrape, il fait du bruit, et en rompant le silence, rompt le charme : il fait fuir la princesse !
Monsieur de Nemours, malgré « sa hardiesse » contrôle admirablement son esprit mais c’est son corps qui le trahit, il est maladroit ! On ne peut s’empêcher de le trouver pourtant bien timoré, bien raisonnable. La passion du grand siècle est dans la retenue !

B) Le flottement onirique

Cette scène oscille donc entre romanesque et réflexion à tel point qu’on peut y déceler une sorte de songe voire une hallucination.
- Les jeux d’ombre et de lumière y contribuent. Dans ce clair-obscur provoqué par les flambeaux, madame de Clèves va se demander si elle n’a pas eu une hallucination en croyant apercevoir l’objet de ses pensées : « madame de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître ».
- L’aspect féerique du « plus beau lieu du monde » où « il la (madame de Clèves) vit d’une si admirable beauté » ressemble à une sorte de rêve éveillé.
- La rêverie de la princesse dans la contemplation du tableau renforce cette interprétation : « elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. »
- Enfin, l’impossibilité d’exprimer par des mots le ressenti des personnages : « On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours » place résolument cette scène dans une ambiance onirique, un peu vague.

Ainsi, les personnages ne vont-ils pas au bout de leurs intentions, empêchés par leur raison, les règles de la bienséance et par une sorte d’impuissance née de leurs rêveries. Peut-être aussi ont-ils tout simplement peur de l’amour ou plutôt de sa concrétisation, comme si l’amour rêvé était plus exaltant que l’amour vécu.

Cette charmante scène des rubans pleine de romanesque féérique et de sensualité érotique semble plus rêvée que véritablement vécue par les deux protagonistes. Le silence, les jeux de lumière et la disposition des lieux et des personnages la rapprochent d’un tableau de genre galant. Quand le bruit et le mouvement viennent déranger cette composition, tout s’évanouit et rien ne s’accomplit. A la fin du roman, quand les deux personnages pourront enfin se parler, l’impossibilité du rapprochement sera évidente. Madame de La Fayette aura gardé cette tendance des Précieuses qui, dans l’amour, préféraient le délai, l’empêchement à la réalisation : une sorte de frustration poétique en quelque sorte …

Céline Roumégoux

Tous droits réservés

mardi 9 juillet 2019

La tournée des châteaux du Val de Loire

Les châteaux du Val de Loire

Cheverny, Chaumont-sur-Loire, Amboise, Le Clos-Lucé, Blois, Beauregard

Visitons les merveilles de la Renaissance et du Grand Siècle !


vendredi 14 juin 2019

L’Assommoir de Zola, le festin de l'oie, chapitre VII


Commentaire composé d’un extrait du chapitre VII
de L’Assommoir de Zola
Le festin de l’oie



            L'Assommoir est un roman d'Émile Zola publié en feuilleton dès 1876 dans Le Bien public, puis dans La République des Lettres, avant sa sortie en livre en 1877 chez l'éditeur Georges Charpentier. C'est le septième volume de la série Les Rougon-Macquart.
            C'est auprès de leur voisin Goujet, un forgeron amoureux d’elle mais qui n'ose le lui avouer, que Gervaise trouve l'argent lui permettant d'ouvrir sa blanchisserie. Elle y acquiert très vite de l'aisance. Elle a plusieurs ouvrières : Mme Putois, Clémence et une apprentie, Augustine. Par un travail acharné, Gervaise parvient à nourrir tout son monde. Elle aime faire plaisir, elle invite à manger plutôt que de rembourser ses dettes. Elle organise d'ailleurs (chapitre VII) une grande soirée à l'occasion de la Sainte-Gervaise, dont l'opulence du repas ne manque pas d'agacer les Lorilleux, jaloux.
            L’oie que sert Gervaise est la pièce maîtresse du festin et les convives la dévorent avec voracité. Ce repas festif est pour Zola l’occasion de caricaturer les personnages réunis qui oublient toute retenue pour s’empiffrer. Gervaise apparaît comme la reine gourmande de la fête qui se démarque encore des autres commensaux animalisés. Pourtant ce repas marque le début de sa déchéance. L’excès est ici révélateur d’un avilissement moral et social dénoncé par l’ironie.

« Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette : c’est-à-dire que personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée ; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C’était même touchant de regarder cette gourmande s’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! Si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! Nom de dieu ! Oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. » 

Emile Zola - L'Assommoir (1877)

I) Gervaise, la reine gourmande du repas de fête

A) Elle se démarque des autres convives :

- parce qu’elle apparaît la première dans la description.
- par le choix raffiné des morceaux de l’oie qu’elle mange : « de gros morceaux de blanc ».
- parce qu’elle est consciente d’être gourmande, alors que les autres ne s’interrogent pas, ne pensent pas : « elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne. »
- par le point de vue omniscient de l’auteur indulgent et attendri, qui se repère par le lexique du dévouement : « gentille […] bonne […] se déranger […] pour soigner […] quelque chose de délicat […] touchant. »
- par une comparaison plutôt valorisante « comme une chatte » animal sensuel, doux et beau.
- par le regard envieux de Goujet « à la voir toute rose de nourriture ». L’adjectif de couleur étant, lui aussi flatteur (teint rose s’apparentant au teint de rose). Cependant le complément de l’adjectif « de nourriture » vient gâcher l’effet valorisant.

B) Cependant, ces atténuations et ces indulgences pour la gourmandise de Gervaise s’opposent aux constats réalistes. 

- D’emblée son attitude la montre avachie, déformée « Gervaise, énorme, tassée sur les coudes ».
- Sa gloutonnerie lui fait choisir « de gros morceaux ».
- Sa voracité est en contradiction avec sa générosité « ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée. » 
            Bien qu’encore différente de ses invités, Gervaise est sur la mauvaise pente. On a l’impression qu’elle dévore avant d’être elle-même dévorée, peut-être par ceux-là mêmes qui, à ses côtés, engloutissent sans vergogne son repas.

II) De la gourmandise à la goinfrerie : une compagnie bestiale

A) Une onomastique révélatrice d’une humanité dégradée

- par le choix des patronymes : Goujet paronyme de « goujat » : homme grossier, indélicat. Lerat, Putois, noms d’animaux répugnants. Poisson paronyme de poisseux, Boche proche du terme familier bidoche.
- par le choix paradoxal des prénoms en contradiction avec le comportement des personnages. Ainsi, Virginie dont l’étymologie du nom vient de vierge « aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie. » La colère ou la jalousie du mari ne fait qu’inciter Coupeau à gaver Virginie qui n’est pas insensible aux hommages masculins.
Clémence, qui évoque une vertu qui consiste à pardonner, pardonne très bien, en effet, puisqu’elle « se tord de rire » en écoutant « les indécences » de Boche.

B) Animalisation généralisée

- Tous les convives sont assimilés à des bêtes dans leur façon de dévorer : le père Bru est « abêti » et a « un gésier » comme les oiseaux.
- Les mangeurs « grattaient des os » comme des chiens. La mère Coupeau « en arrachait la viande avec ses deux dernières dents » comme un rapace. « Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement » comme une poule.
- Les corps sont déformés par la ripaille « le ventre enflé […] on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! »
            Si les convives sont encore différenciés par leurs noms, c’est pour mieux les animaliser et les transformer en carnassiers inquiétants qui n’ont plus d’humains que de noms.

Zola et son personnage, Gervaise.

III) Une critique sociale ironique

A) L’omniprésence de l’action de dévorer

- Les verbes péjoratifs et familiers abondent : « s’emplir, bouffer, bâfrer, croquer, s’en fourrer jusqu’aux oreilles, s’en flanquer une bosse, s’enfoncer un pilon entier, engloutir. » Cette façon de manger, vulgaire et quasi orgiaque, connote les instincts primaires des invités de Gervaise. Les Lorilleux qui « auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. » montrent que ces gens-là sont des prédateurs potentiels de Gervaise. Les allusions grivoises et le vocabulaire plein d’équivoques suggèrent que cette ripaille pourrait vite dégénérer en orgie : « la carcasse, c’est le morceau des dames […] chaque convive lui passait sa peau par galanterie […]  ventre enflé […]  haut de cuisse […]  le suçait avec un gloussement des lèvres […]  Les dames étaient grosses […] à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. »
- Le vocabulaire de la volaille dévorée est détaillé : « aile, carcasse, os, cou, viande, peau, pilon, croupion, cuisse, graisse. » Les convives assimilés à des bêtes voraces dévorent, démembrent et dépècent avec férocité une autre bête sacrifiée à leur goinfrerie. Le « jeu de l’oie » devient un jeu de mise à mort.

B) La grossièreté comme marque sociale

- L’emploi systématique du discours indirect libre donne à entendre le langage des convives. Emplois des jurons : « tonnerre de Dieu ! […] Ah ! Nom de dieu ! ». Grossièretés appuyées : « décrotter […] péter dans leur peau […] des faces pareilles à des derrières […] crevant» Ce langage populaire s’oppose au silence de Gervaise : « ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée […] Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant. » D’ailleurs, dans cet extrait, Gervaise s’efface complètement au profit des portraits et attitudes de ses invités, comme s’ils l’avaient déjà symboliquement éliminée.
- La comparaison finale : « ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. » fait basculer la scène dans un commentaire social et politique violent qui assimile animalité, vulgarité, voracité et richesse à la décadence humaine. On comprend en contrepoint qu’humanité, dignité, frugalité et même pauvreté constituent la grandeur humaine. Imiter les riches ne peut donc conduire les pauvres (ou le peuple) qu’à leur perte.

            Gervaise en mère nourricière et chatte gourmande et silencieuse est vite « absorbée » par son entourage vorace réduit à des bouches avides et carnassières, à des tubes digestifs insatiables, à des animaux affamés et même à des « faces pareilles à des derrières. » La dévoration de l’oie semble un symbole qui joue sur le jeu de mots « oie blanche », c’est-à-dire une jeune femme candide, un peu sotte qui ne se méfie pas. On peut y reconnaître Gervaise qui se sacrifie pour les autres et qui finira comme un animal abandonné de tous sous un escalier. C’est aussi pour l’auteur l’occasion d’un apologue pour dénoncer les dangers pour les pauvres de vouloir singer les riches dans leurs comportements les plus bas. La nourriture est donc plus qu’un aliment, c’est un marqueur social. L’excès conduit à la perte d’humanité. La manière de manger en dit long sur la nature des êtres humains. Déjà La Bruyère au XVIIe siècle dressait le portrait d’un glouton, Gnathon, qui déshonorait la bonne société par sa mauvaise tenue à table, signe précurseur du déclin de « l’honnête homme ».

Céline Roumégoux (tous droits réservés)

jeudi 6 juin 2019

Huis Clos (Scène 5) de Jean-Paul Sartre



Commentaire de Huis Clos - Scène 5 (excipit)
  
                L’existentialisme est un courant philosophique et littéraire du XXe siècle, qui postule que l’être humain est défini par ses propres actes. Jean-Paul Sartre l’explique par sa formule : "L’existence précède l’essence", ce qui signifie que l’Homme existe finalement par ses actions, dont il est pleinement responsable et qu’il a choisies, ce qui justifie son existence qui, sinon, serait absurde. Dans sa pièce de théâtre en un acte et cinq scènes, Huis Clos, parue en 1944, Jean-Paul Sartre pose les bases de l’existentialisme. Il nous présente ainsi trois personnages, Garcin, Inès et Estelle, que leurs actes ont conduits en enfer. Dans la scène 5, depuis le moment où Garcin dit : « Je vous dis qu’ils ouvriront », jusqu’à la fin de la scène et de la pièce, nous verrons comment Jean-Paul Sartre condamne ses personnages à l’enfer perpétuel. Nous analyserons ainsi la torture morale qu’inflige chacun d’eux aux autres et le lien indéfectible qui les unit et les oblige à rester ensemble sous le regard des autres.

           
            I - La souffrance morale ou « l’enfer c’est les autres »
Ecouter ICI l’explication de Sartre lui-même

            Les trois personnages sont face à une souffrance psychologique insoutenable.
Garcin exprime cette douleur morale par la colère : il ne supporte effectivement plus l’étrange passion qu’éprouve Estelle à son égard ni l’hostilité insurmontable d’Inès. Il s’emporte et devient violent, il frappe contre la porte pour se sauver, et exprime clairement son profond dégoût envers ses deux partenaires : "Je ne peux plus vous supporter" et à Estelle : « Tu me dégoûtes encore plus qu’elle ».
            Estelle, quant à elle, exprime sa souffrance par les sanglots. Le fait de rester seule avec Inès pour l’éternité la terrorise : « Inès a sorti ses griffes, je ne veux plus rester seule avec elle ». Elle devient même hystérique et en vient à supplier Garcin : « Garcin, je t’en supplie, ne pars pas ».
            En ce qui concerne Inès, c’est la jalousie qui la ronge. Elle désire plus que tout Estelle, mais ne supporte pas que cette dernière convoite un homme : « Ha ! Lâche ! Lâche ! Va ! Va te faire consoler par les femmes ». Elle exprime ainsi sa profonde répugnance des hommes.
            La souffrance physique n’est rien en comparaison de la souffrance morale, aussi Garcin dit-il : « J’accepte tout », suivi d’une énumération d’instruments de torture, « les brodequins, les tenailles, le plomb fondu, les pincettes », véritable panoplie des tourments de l’enfer, selon la représentation populaire.
            Nous remarquons donc l’inutilité totale de la douleur physique face à la souffrance de l’esprit : « Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres », comprend soudain Garcin.

           
            II - Un trio infernal ou le cercle vicieux

            Ce trio infernal va devenir un trio inséparable sans aucune solution, ni issue, car, lorsque contre toute attente, la porte de la chambre de l’hôtel infernal s’ouvre, aucun d’eux ne peut et ne veut s’enfuir.
            Estelle, qui aime les hommes, tente de traîner dehors Inès pour s’accaparer Garcin, qu’elle considère comme son « amour ». Garcin, quant à lui, désire rester avec Inès, dans le but de la convaincre qu’il n’est pas un lâche. Inès est terrifiée à l’idée d’être jetée dans le couloir, loin des deux autres. Un duo entre Garcin et Estelle pourrait s’amorcer, mais ce dernier affirme qu’il lui est impossible d’éprouver le moindre sentiment pour Estelle tant qu’Inès les observe : « Je ne peux pas t’aimer quand elle me voit ».
            Un duo homosexuel pourrait se former, celui d’Inès et Estelle, mais étant donné l’hétérosexualité d’Estelle et la profonde haine qu’éprouve Inès pour Garcin, ce duo reste impossible à former.
            Le trio restera tel qu’il est pour l’éternité puisqu’il n’y a aucun moyen de s’échapper, ni même de se supprimer car on ne meurt pas en enfer : « Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours », s’écrie Inès. Les derniers mots de la pièce reviennent à Garcin qui, résigné et grave, déclare : « Eh bien, continuons ».

           


            III - Le regard comme principal instrument de torture et marque de l’existentialisme
           
            Tout au long de sa pièce, mais principalement dans la scène 5, Jean-Paul Sartre met en place les principes fondamentaux de la notion d’existentialisme, avec l’omniprésence du regard.
            En nous rappelant tout d’abord que nous sommes ce que nous avons fait. Ainsi Garcin demande : « Peut-on juger une vie sur un seul acte ? ». Nous pouvons en déduire que, à cause de sa désertion, Garcin restera aux yeux des autres un lâche : « Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu » déclare Inès qui ajoute : « Tu n’es rien d’autre que ta vie ».
            En ce qui concerne le regard, il n’existe plus que deux personnes pour Garcin : Estelle et Inès. La seule manière pour lui de se sentir encore un héros est de ne plus paraître un lâche aux yeux d’Inès : « Je suis mort trop tôt. On ne m’a pas laissé le temps de faire mes actes ». Comme le dit Jean-Paul Sartre : « on existe par le regard des autres ». Ici Garcin ne peut exister qu’à travers le regard d’Inès et le jugement qu’elle porte sur lui.
            Nous pouvons également associer le thème du regard à celui de la vérité et du jugement dernier. En effet, la vérité ressort du regard que les autres portent sur nous. Ainsi, Garcin est un lâche, puisqu’Inès et Estelle le voient comme tel. « Tu me verras toujours ? » demande Garcin à Inès qui réplique de manière implacable : « Toujours ». Impossible de se dérober, de chercher l’oubli, de mentir ou de regretter les actes passés : « On meurt toujours trop tôt ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée ; le trait est tiré, il faut faire la somme. » L’homme devra payer l’addition de ses actes car il n’a plus la possibilité de les changer. L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme dit le proverbe, mais les intentions ne peuvent rien changer, c’est trop tard ! C’est pendant la vie qu’il faut agir et s’engager dans la solidarité de l’aventure de l’humanité, ainsi les autres ne seront plus un enfer !

            Dans l’enfer de Jean-Paul Sartre, les instruments de torture physique n’ont pas lieu d’être, puisqu’ici « l’enfer, c’est les autres ». Garcin, Inès et Estelle sont ainsi trois personnages destinés à une souffrance morale inhumaine, qui ne fait que commencer. Par  ce huis clos, Jean-Paul Sartre met en scène une manière de penser et de définir l’être humain qui ne se justifie que par ce qu’il fait et qui interagit avec l’autre, tous les autres. Ainsi, liberté, responsabilité et solidarité sont trois principes indissociables chez Sartre. « Nous sommes condamnés à être libres », en effet, nous sommes ce que nous avons fait, nous avons choisi nos actes, donc nous sommes responsables. C’est l’homme qui choisit son destin. Mais nous ne pouvons exister que par rapport aux autres, d’où la notion de solidarité qui est indispensable, de même que l’engagement dans la communauté du genre humain : « L’existentialisme est un humanisme ».


Quentin 1ère S4 (2012)


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