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mercredi 27 mai 2015

Manon Lescaut, partie I, Tiberge et Saint Preux, commentaire dialogue philosophique sur le bonheur



Manon Lescaut (1731),  de l’abbé Prévost (1697-1763)

[A l'ami Tiberge venu redonner à Saint-Lazare des conseils de vertu, Des Grieux répond par ce discours audacieux. On notera la rigueur mise au service d'une morale hédoniste assez peu orthodoxe!]

   " Tiberge, repris-je, qu'il vous est aisé de vaincre, lorsqu'on n'oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d'inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l'âme ? Vous n'oseriez le dire ; c'est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur, que vous relevez tant, est donc mêlé de mille peines, ou pour parler plus juste, ce n'est qu'un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or si la force de l'imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu'ils peuvent conduire à un terme heureux qu'on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d'insensée, dans ma conduite, une disposition toute semblable ? J'aime Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d'elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l'espérance d'arriver à mon terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé, par un moment passé avec elle, de tous les chagrins que j'essuie pour l'obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien ; ou s'il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage, car le bonheur que j'espère est proche, et l'autre est éloigné ; le mien est de la nature des peines, c'est-à-dire sensible au corps, et l'autre est d'une nature inconnue, qui n'est certaine que par la foi.
    Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas, en me disant, de l'air le plus sérieux, que, non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c'était un malheureux sophisme d'impiété et d'irréligion : car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses. […]
   Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L'unique chose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l'amour, que de lui en décrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu'on s'en forme une autre idée ; or le cœur n'a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'amour."

Le titre complet est Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. C’est le tome VII des Mémoires d’un Homme de qualité, le marquis de Renoncour. Prévost a écrit et publié cette histoire en 1731 à Amsterdam. Le roman, jugé scandaleux, fut saisi et condamné à être brûlé et fera l’objet d’une édition séparée en 1753. Le thème central est l’union secrète « entre un fripon et une catin » selon l’expression de Montesquieu, l’action se passant dans la France contemporaine de l’auteur. L’histoire de Manon se présente comme un récit encadré avec un narrateur personnage, Des Grieux, qui raconte sa vie à Renoncour qui, lui, la raconte au lecteur. Le récit de Des Grieux est une découverte de lui-même. C’est un court roman d’éducation et non pas un bilan, des mémoires ou de véritables confessions car le narrateur ne manifeste aucun regret : « L’amour est une passion innocente » mais « Le bonheur est incompatible avec la nature sensible de l’homme ». L’extrait que nous allons étudier se situe dans la première partie. Des Grieux est emprisonné à la prison Saint-Lazare à Paris pour avoir escroqué avec Manon le vieux M. de G … M qui les a fait arrêter. Tiberge, théologien et ami fidèle de Des Grieux vient lui rendre visite et lui fait la morale. Dans ce dialogue philosophique, on se demandera si le plaisir et la vertu sont compatibles pour atteindre le bonheur. D’abord, on examinera le dialogue philosophique entre les deux amis, puis l’apologie du plaisir développée par Des Grieux et ses critiques contre les mystiques de la vertu.

La prison Saint-Lazare avant sa démolition

I) Des conceptions différentes du bonheur : un concept majeur des hommes des Lumières

A) Un débat inégal

- Des Grieux est le narrateur-personnage et s’exprime au discours direct : le point de vue est donc interne. La place accordée à ses propos dans ce passage est prédominante (environ 2/3) et ils encadrent les paroles de Tiberge qui sont comme mises entre parenthèses.
-  Des Grieux apostrophe d’emblée son ami en le désignant par son prénom et en le vouvoyant, ce qui marque paradoxalement à la fois la familiarité et la distance entre les deux hommes. Cette première phrase est exclamative et plutôt ironique : « Tiberge, repris-je, qu'il vous est aisé de vaincre, lorsqu'on n'oppose rien à vos armes ! ». Le vocabulaire employé est celui de la guerre (« vaincre, armes »), qui annonce une joute oratoire plutôt qu’une bataille : « Laissez-moi raisonner à mon tour. ».
- L’offensive se fait par trois questions rhétoriques qui portent sur la définition du bonheur : « Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu  […] Quel nom donnerez-vous à la prison  […] Direz-vous, comme font les mystiques ». Le lexique utilisé est celui du métadiscours qui interroge sur la sémantique du concept de bonheur. Mais ce n’est pas à une simple querelle de mots à laquelle on va assister, mais plutôt à deux visions opposées du sens de la vie.
- Si Des Grieux développe longuement son argumentaire au discours direct, par contre la réponse de Tiberge est narrativisée au discours indirect (« en me disant […] que »), ce qui contribue à minorer son opinion.

B) « La dispute » sur la notion de bonheur

- Des Grieux disqualifie immédiatement la conception que son ami a du bonheur en utilisant des termes dévalorisants comme : « prétendre […]  ce que vous appelez […] vous n’oseriez le dire » qui remettent en cause la validité de son raisonnement. Il affirme clairement que « c'est un paradoxe insoutenable » autant dire une absurdité. Ce à quoi Tiberge rétorque que les propos de Des Grieux « blessai[ent] le bon sens, mais que c'était un malheureux sophisme d'impiété et d'irréligion ». Les deux amis, décidément, ne se comprennent pas et s’accusent réciproquement de manquer de logique.
- Des Grieux dénigre le bonheur « spirituel » où « ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l'âme » auquel aspire Tiberge et qui, selon lui, n’est « qu'un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité ».
- Pourtant, il va établir un parallèle entre ses douleurs pour gagner l’amour de Manon qu’il appelle « La voie par où [il] marche [qui] est malheureuse ; mais l'espérance d'arriver à [son] terme y répand toujours de la douceur » et le chemin de souffrance que préconise Tiberge pour atteindre la félicité. Son raisonnement par analogie lui fait déclarer : « Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien » et  demande par conséquent : «  pourquoi traitez-vous de contradictoire et d'insensée, dans ma conduite, une disposition toute semblable ? ». Pour Des Grieux, ses souffrances sont aussi méritoires que celles envisagées par son ami.
 Ce débat fait la part belle à l’argumentaire de Des Grieux qui monopolise la parole et dévalue la conception morale et religieuse du bonheur défendue par Tiberge. Il met sur le même plan les souffrances de l’amour récompensées par une plénitude prochaine et les épreuves de la vie qui conduisent au paradis lointain et incertain. Il va se lancer dans un véritable éloge du plaisir qui est selon Tiberge «  une idée des plus libertines et des plus monstrueuses ».

L'abbé Prévost

II) Une apologie du plaisir et une critique des bien-pensants

A) Une morale libertine

- Des Grieux va s’appuyer sur un argument d’expérience bien concret pour lui : son amour douloureux pour Manon : « J'aime Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d'elle. ». Mais son « chemin de croix » en vaut la peine car, dit-il : « je me croirai trop bien payé, par un moment passé avec elle, de tous les chagrins que j'essuie pour l'obtenir. ». Pour lui, c’est clair, obtenir l’amour de Manon équivaut à gagner son paradis sur terre et cela est bien suffisant pour le combler de bonheur. Il a le titre de chevalier et semble attaché au fin’amor des temps médiévaux sauf qu’il glissera dans l’illégalité et la délinquance pour plaire à sa « dame ».
- « Le bonheur qu’[il] espère est proche, et l'autre est éloigné ; le [sien] est de la nature des peines, c'est-à-dire sensible au corps, et l'autre est d'une nature inconnue, qui n'est certaine que par la foi. » Le bonheur selon son ami Tiberge est « d’une nature inconnue » autrement dit spirituelle et non vérifiable puisque « certaine que par la foi ». Des Grieux, lui, préfère un bonheur terrestre « sensible au corps, », tangible et charnel plutôt qu’une hypothétique félicité post mortem de l’âme.
- Des Grieux, sûr de lui et de ce qu’il éprouve, va affirmer en généralisant comme une vérité établie que : « De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je défie qu'on s'en forme une autre idée ; or le cœur n'a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'amour. ». Le lexique utilisé par Des Grieux vise clairement les plaisirs des sens comme l’attestent les mots « bonheur […] sensible au corps » et la reprise du mot « plaisir » au pluriel dans la dernière citation. Le mot « cœur » est bien présent aussi car le chevalier n’est pas qu’un libertin de mœurs : il aime sincèrement Manon et l’affirme bien fort.

B) La critique des « mystiques » qui dénigrent l’amour humain

- Tiberge est de tendance janséniste : il ne croit qu’en l’amour de Dieu et a en horreur le libertinage. Il n’oppose pas vraiment d’argument au plaidoyer pour l’amour et le plaisir de son ami, il réagit de manière émotionnelle et horrifiée : « Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas ». Il se contente de condamner au nom de la religion et de la morale sans discuter : « un malheureux sophisme d'impiété et d'irréligion » et « une idée des plus libertines et des plus monstrueuses ».  Pourtant, il est un ami fidèle et dévoué et se soucie sincèrement du salut de Des Grieux. C’est pourquoi ce dernier tempère son argumentation passionnée et concède et rassure : «   Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L'unique chose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l'amour, que de lui en décrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la vertu. ». Il  lui reproche sa « méthode » de persuasion pour le mener dans la voie de la vertu. Sans doute, insinue-t-il que Tiberge n’a pas connu le bonheur d’aimer et qu’il est trop novice en la matière pour lui faire la morale.
- Mais si Des Grieux ménage son ami qui l’a protégé bien souvent, il dénonce avec force et dégoût « les mystiques » qui pensent que « que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l'âme ». Il refuse de trouver que la souffrance quelle qu’elle soit soit salvatrice et que les persécuteurs puissent accomplir ainsi les desseins de Dieu : « Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? ». Il fait allusion aussi sans doute à ceux qui se flagellent et se mortifient pour gagner des grâces divines.

Plaisir et vertu semblent donc incompatibles au terme du dialogue philosophique des deux amis. Seules la douleur et les épreuves semblent communes à la recherche de ces deux buts. Cependant, le bonheur n’est-il fait que de vertu ou que de plaisirs ? L’un n’envisage que l’amour humain et charnel et l’autre que la perfection vers Dieu. Ce sont donc deux conceptions différentes de l’existence. Des Grieux s’exprimant plus abondamment, développant des arguments, même s’ils sont contestables, semble être le porte-parole de l’auteur qui s’y connaît en matière de religion (il a été jésuite et bénédictin) et en matière de libertinage (il a eu une vie galante d’aventurier). Il fait ici un plaidoyer en faveur de la passion absolue et fatale qui peut conduire à tout, même à la prison, comme c’est le cas pour Des Grieux. Mais l’honneur et la morale seront saufs car Manon expiera sa faute en mourant dans le désert de Louisiane et Des Grieux reviendra à sa vie rangée. Cependant, jamais il n’appellera Dieu à l’aide et acceptera son destin stoïquement comme un personnage de tragédie classique. Et Manon deviendra une héroïne immortelle et pas une sainte …

Voir le commentaire sur la mort de Manon ICI

Cours de Céline Roumégoux (2015)