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mercredi 7 janvier 2015

La plaie que, depuis le temps des cerises de Jean Cassou, commentaire littéraire



Sonnet XXIII
La plaie que, depuis le temps des cerises …
La plaie que, depuis le temps des cerises
je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour.
En vain les lilas, les soleils, les brises
viennent caresser les murs des faubourgs.

Pays des toits bleus et des chansons grises
qui saignes sans cesse en robe d’amour
explique pourquoi ma vie s’est éprise
du sanglot rouillé de tes vieilles cours.

Aux fées rencontrées le long du chemin
je vais racontant Fantine et Cosette.
L’arbre de l’école, à son tour, répète

une belle histoire où l’on dit : demain …
Ah ! jaillisse enfin le matin de fête
où sur les fusils s’abattront les poings !



 
Sonnet 23, in 33 sonnets composés au secret (1944) de Jean Cassou

Nombre de poètes ont connu la prison et ont écrit pendant leur séjour comme Charles d’Orléans retenu vingt-cinq ans dans les geôles anglaises au XVe siècle, ou Verlaine, Apollinaire et bien d’autres. Le cas de Jean Cassou est singulier car il a composé de tête trente-trois sonnets qu’il fera paraître en 1944 aux éditions clandestines de Minuit. Résistant, emprisonné en 1941 dans la sinistre prison militaire de Toulouse, il choisit la forme du sonnet facilement mémorisable pour supporter les dures conditions d’incarcération et s’évader par l’esprit. Le sonnet 23, dont l’incipit est La plaie que, depuis le temps des cerises, s’inspire de la célèbre chanson de la Commune pour dire la nostalgie des temps de paix et l’espoir de lendemains meilleurs. Comment le recours à l’imaginaire et à l’inspiration du passé permet-il au poète de dénoncer l’occupation et de chanter l’espérance ? Nous analyserons le sens des références anciennes avant de montrer en quoi ce sonnet est engagé.

I) La mémoire collective comme refuge

A) La référence à la Commune pour rappeler l’infamie

- Ce poème semble être la suite de la fameuse chanson de Jean-Baptiste Clément car on note la reprise des expressions du dernier couplet « Une plaie ouverte […] Et le souvenir que je garde au cœur » transformées en « La plaie que, depuis le temps des cerises / je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour ». D’autres références à la chanson se retrouvent au deuxième quatrain : « qui saignes sans cesse en robe d’amour » qui reprennent : « Cerises d’amour aux robes pareilles ». Ces paroles de chanson permettent de faire le lien entre les peines du passé et celles du présent du poète et de donner à sa plainte une valeur collective.
- Mais contrairement à la chanson, le poète s’adresse, non pas à un « vous », mais « au pays des toits bleus et des chansons grises » ou « aux fées rencontrées le long du chemin ». Ces destinataires inattendus sont des métonymies qui renvoient à la France des provinces et « des murs des faubourgs » et au merveilleux des contes de fées qui font partie du patrimoine national et de la France éternelle et profonde.
- Nulle référence non plus dans ce sonnet à une quelconque histoire d’amour mais de simples allusions contenues dans les mots « caresser […] en robe d’amour […] s’est éprise […] une belle histoire  » qui se rapportent à l’amour du pays et de son histoire. On note aussi une inversion de la progression thématique : dans Le Temps des cerises la "fête" précède la "plaie" alors que Cassou commence par la douleur pour terminer dans l'espoir de la joie retrouvée.

B) Le recours à la littérature pour suivre la tradition

- Le choix de la forme poétique du sonnet est d’abord, comme nous l’avons dit, mnémotechnique, mais elle fait aussi le lien avec la Renaissance où cette forme est née et avec les poètes du XIXe siècle qui l’ont reprise. Cela dénote la volonté de s’inscrire dans une tradition culturelle nationale. On note des écarts avec le sonnet classique : l’absence de majuscule à l’initiale de certains vers, le choix du décasyllabe moins solennel que l’alexandrin (même mètre que celui du Temps des cerises), une disposition différente des rimes. Le poète là encore adapte à sa façon une forme classique et la simplifie.
- L’association des fées et des héroïnes de Victor Hugo dans « aux fées rencontrées le long du chemin / je vais racontant Fantine et Cosette », outre la référence à des fictions populaires connues de tous, signifie que le poète réclame les bienfaits des fées pour secourir deux misérables, Fantine et sa fille Cosette, c’est-à-dire toutes les filles de France meurtries par la guerre et l’occupation.
- Quant aux « chansons grises », elles rappellent ce vers de L’art poétique de Verlaine « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’indécis au précis se joint » comme si le poète nous indiquait ainsi que son poème devait se lire à plusieurs niveaux de signification.
Jean Cassou reprend des thèmes et des formes traditionnels non seulement pour exprimer la nostalgie des temps passés mais pour faire le lien solidaire avec les opprimés, que ce soient ceux de la Commune ou des Misérables, et en appeler aux dons des bonnes fées (la Résistance) pour les secourir. En ce sens, sous des allures paisibles, ce poème est engagé.


II) Dénoncer et espérer

A) Exprimer la souffrance du pays opprimé

- Le premier mot du poème « La plaie » fait entrer immédiatement le thème de la souffrance morale et physique qui sera complété par les termes « saignes, sanglot, fusils ».
- L’emploi de l’énonciation personnelle renforce le registre lyrique et élégiaque. Les personnifications du « pays des toits bleus » et de « l’arbre de l’école » qui prennent le relai de la communication avec les verbes de parole « explique, répète » donnent l’impression que tout le pays exprime sa douleur ou son espoir. Les verbes essentiellement au présent de l’énonciation ancrent le poème dans l’actualité du moment.
- Les sonorités, elles aussi, traduisent le malaise général, ainsi les allitérations en sifflantes : « qui saignes sans cesse ».

B) Dire l’espoir de la délivrance et de la liberté retrouvée

- Traditionnellement, les quatrains et les tercets du sonnet sont séparés par le sens et c’est le cas dans celui-ci. Si, dans les quatrains, l’évocation de la douleur est majoritaire, dans les tercets reliés par la syntaxe, s’exprime l’espoir avec les termes « fée, fête, belle histoire, demain ». Avec la paix retrouvée « les lilas, les soleils, les brises » pourront venir « caresser les murs des faubourgs » évoqués dans le premier quatrain.
- L’interjection « Ah ! » suivie du subjonctif de souhait « jaillisse enfin le matin de fête / où sur les fusils s’abattront les poings ! » montre l’attente ardente de la libération. Le mot « poings » qui termine le sonnet n’est pas celui de la révolte mais du refus de la violence.
- Dans le dernier tercet apparaît enfin un pronom collectif d’union « où l’on dit » qui est signe de l’unité et de l’intégrité retrouvées. On note que le rythme du poème devient progressivement régulier et binaire comme pour rechercher le calme et l’harmonie souhaités par tous.

Très singulièrement, ce sonnet inventé en prison ne fait pas mention de la captivité du poète mais s’attache à montrer la solidarité dans la souffrance entre l’auteur et le pays de France. La mémoire collective est évoquée pour rappeler la capacité des Français à se révolter, à souffrir et à conserver leurs traditions culturelles. L’espoir naît par cet ancrage dans la culture populaire ou plus savante. Cette capacité à raconter l’Histoire et des histoires, la force de la parole et de la culture où même « l’arbre de l’école […] répète une belle histoire » et où la mémoire des poètes remplace les livres, invitent à ne pas capituler et à se souvenir de la douceur de la patrie en paix et libre. Le poème Liberté de Paul Eluard fut parachuté dans les maquis de la résistance par la Royal Air force en avril 1943, c’est dire l’importance des mots et de la poésie pour soutenir le moral des hommes qui aspirent à la liberté.

Voir le corpus de la révolte en chantant qui comprend ce texte 
ICI


Céline Roumégoux

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