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mardi 19 novembre 2013

L'Apparition (1874) de Gustave Moreau : commentaire de tableau



Etude du tableau L’Apparition (1874) de Gustave Moreau



Le mythe de Salomé tiré d’un épisode biblique à base historique (évangile de St Matthieu et St Marc) a alimenté l’art : peinture, sculpture, littérature et opéras. En 1874 L’Apparition appartient au cycle de Salomé du peintre symboliste Gustave Moreau. On y voit Salomé, fille d’Hérodias (ou Hérodiade), lascive et dénudée, désigner du doigt la tête coupée et en lévitation de saint Jean- Baptiste. A l’issue d’une danse voluptueuse devant Hérode Antipas, son beau-père, celui-ci lui avait proposé d’exaucer un de ses vœux. On sait que sa mère lui avait soufflé le souhait de la décapitation du précurseur du Christ. On verra en quoi ce tableau relève du sacré païen et chrétien et du symbolisme de la femme et du sacrifice.

I) Le sacré païen et chrétien mêlés

A) Le motif païen

- L’orientalisme qui était à nouveau en vogue à la fin du XIXe siècle se manifeste par le décor. La scène se passe dans un palais (l’Alhambra de Grenade aurait inspiré le peintre) d’inspiration hispano-mauresque avec des colonnes aux chapiteaux ornés d’arabesques et de créatures hybrides redessinées en blanc comme une broderie en filigrane.
- La tenue dénudée de Salomé, à peine dissimulée par des voiles transparents et des bijoux, l’assimile à une danseuse orientale, à une sorte de vestale tenant dans sa main droite le lotus blanc des vierges.
- Le garde, au deuxième plan à droite, appuyé sur son épée porte un keffieh blanc sur la tête et les épaules et une tunique rouge à ceinturon. On est bien dans une ambiance orientale.

B) Le motif chrétien

- Le cadre rectangulaire du tableau disposé verticalement, les lignes verticales des colonnes surmontées d’arcs ogivaux et plein-cintre, mélange roman et gothique, donnent à l’espace représenté une hauteur, une élévation grandiose et solennelle plus proche d’une cathédrale que d’un palais arabe ou un temple païen. Les motifs humains concentrés dans le tiers inférieur du tableau contribuent encore à dégager l’espace supérieur.
- Au premier plan au sol, des tapis orientaux font contraste par leur horizontalité. L’un à dominante rouge et verte sur lequel se trouve Salomé n’occupe que la partie gauche et divise le plan inférieur en deux parties égales : à gauche les couleurs vives et violentes associées à la luxure, à droite la blancheur irradiée par la tête du saint. La scène est déséquilibrée car Salomé n’occupe pas la position centrale mais le tiers gauche et son bras gauche tendu vers la tête de saint Jean-Baptiste déborde dans l’espace du saint, au centre des deux tiers restants.
- Derrière Salomé, dans la pénombre et le flou se tiennent sa mère Hérodias dans un lourd habit solennel et, sur un trône au-dessus d’elle, son époux Hérode Antipas coiffé de la tiare qui est aussi l’attribut des papes.

Ainsi le décor est un mélange de style et d’époque, entre la cathédrale, le palais hispano-arabe et le temple oriental. Les tenues vestimentaires sont elles aussi hybrides mais la scène est un épisode biblique.

II) Le symbolisme de la femme et du sacrifice

A) Salomé : une déesse sacrificatrice païenne ou la grande prostituée de Babylone dont parle la Bible ?

- Salomé de face, exposant son buste dénudé, visage farouche tourné vers la tête du saint, le désignant du doigt, bras gauche tendu, tenant haut le lotus sacré dans sa main droite, semble conjurer son ascension ou se défendre de son pouvoir. On peut aussi penser qu’elle suscite cette vision surnaturelle et terrifiante. C’est son rôle de sacrificatrice tandis que sa tenue impudique la classe dans la catégorie des courtisanes.
- Sa longue chevelure blonde qui flotte sur ses reins et le lotus blanc proche du lys royal la font ressembler au contraire à une reine ou à une Marie-Madeleine. Là encore le mélange des symboles brouille l’interprétation.
- Le garde qui lui fait face, séparé d’elle par l’apparition peut, avec son épée, figurer le bourreau de saint Jean-Baptiste. Mais son immobilité, comme celle des autres personnages du tableau en fait plutôt un figurant. C’est donc bien Salomé qui affronte l’apparition par la dynamique de sa posture et de son geste.

B) L’apparition

- Le visage du saint occupe quasiment le centre au tiers inférieur du tableau. De profil, il est face tournée vers Salomé. Une auréole de lumière avec des rayons entoure sa tête suppliciée et éclaire la scène sombre. Détail réaliste et horrible en contraste : du sang coule de son cou tranché. Pourtant, son expression est sereine et sa tête est en lévitation prête à s’élever dans l’espace supérieur, à moins qu’elle n’en vienne et ne s’apprête à hanter la conscience de Salomé en se rapprochant d’elle qui la chasse.
- La tête du saint est la réplique de celle du Christ : mêmes cheveux longs, même barbe. Le sacrifice du précurseur annonce celui de Jésus.
- La place qu’il occupe dans l’édifice semble être celle de l’autel et du Saint Sacrement. C’est donc en quelque sorte l’annonce de la mort et de la gloire du Christ, une ascension après le sacrifice. Salomé symboliserait alors le monde païen vaincu.

Ce tableau symboliste est composite et, en mélangeant les univers et les symboles, brouille le message. Le flou des motifs et les lignes blanches qui soulignent les colonnes accentuent cet effet de vague. Le spectateur est à la fois intrigué et horrifié par la vision de la tête en suspension. Il se dégage du tableau de la volupté et de la cruauté, du sublime et de l’horreur. On perçoit un combat entre la femme et l’homme, entre le trivial et le sacré, entre la chair et l’esprit. On a du mal à décider qui est vainqueur. Moreau reprendra de manière quasi obsessionnelle ce thème comme si, lui aussi, ne parvenait pas à expliquer sa fascination.

Voir d'autres peintures sur Salomé (et saint Jean-Baptiste) ICI
Consulter les représentations de Judith (et Holopherne) ICI
Pour la méthode du commentaire de tableau voir ICI

Cours de Céline Roumégoux