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lundi 11 novembre 2013

L'Albatros de Baudelaire : commentaire littéraire

L'Albatros



Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées 
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

  Dans l’Antiquité, le poète était considéré comme celui qui était inspiré des dieux, celui qui interprétait pour les Hommes un message mystique. Baudelaire reprend cette fonction du poète dans le poème « L’Albatros » dans la section « Spleen et idéal » des Fleurs du mal (1861) mais en lui ajoutant une dimension tragique. On verra comment le poète touche le lecteur en assimilant le sort de l’oiseau à celui du poète. D’abord, on s’attachera à une situation banale et cruelle avant d’analyser le symbole.




Le poète raconte une anecdote qui est présentée comme banale. L’habitude est marquée par l’emploi du présent qui actualise le récit et par le premier mot du texte, l’adverbe «  souvent » qui banalise l’action. Le décor du navire et le vocabulaire maritime sont les images de la condition humaine. Ainsi on trouve des termes parfois familiers, comme «  brûle-gueule », ou très ordinaires comme « planches ». La désignation des protagonistes est significative. « Les hommes d’équipage » est une périphrase employée pour qualifier les marins. Elle généralise les auteurs de l’action et met en cause l’humanité. Les albatros sont eux aussi d’abord considérés au pluriel avant d’être singularisés au 3ème quatrain avec « ce voyageur ailé » Ce qui apparaît a priori comme un divertissement innocent, inoffensif  « Souvent pour s’amuser » devient une action de prédation, au 2ème vers, de la part des marins qui « prennent des albatros ». Le rythme croissant dès le premier alexandrin (2/4/6) dramatise l’action de "prendre" au début du 2ème vers. Si les marins s’emparent des albatros, c’est pour « s’ amuser » et tuer leur ennui, en tourmentant un être vulnérable. C’est donc un jeu cruel et méchant qui montre leur bêtise.

Ils avilissent l’oiseau en le transformant en pantin. En utilisant  implicitement le vocabulaire du théâtre grotesque de la pantomime avec les termes « s’amuser », « les planches », « mime », le poète montre comment l'oiseau est ridiculisé. La caricature est appuyée par des allitérations  explosives dures : «  l’un agace son bec avec un brûle gueule ». Le « brûle-gueule » utilisé traduit une intention vulgaire et sadique pour empêcher l’oiseau de s’exprimer et le torturer. Les trois premières strophes en alexandrin à rimes alternées sont à la fois narratives et descriptives. Le lecteur découvre un jeu stupide et cruel qui l’émeut et le révolte. La sympathie éprouvée pour l’oiseau va se reporter sur le poète dans la dernière strophe qui conduit à une relecture et à une nouvelle interprétation du poème.




Dans la 4ème strophe, le comparé, c’est-à-dire le poète, est introduit : « Le poète est semblable au prince des nuées ». Il est assimilé à l’oiseau qui a été désigné par des périphrases valorisantes : « vases oiseaux des mers », « princes des nuées », « rois de l’azur ». La grandeur physique est associée  à des titres de noblesse. Le poète comme l’oiseau se distingue donc de l’humanité ordinaire. L’oiseau est montré comme « compagnon de voyage » et « [suivant] le navire » ce qui souligne son désir de fraternité et montre son innocence. Les deux autres caractéristiques communes à l’oiseau et au poète  sont la beauté et la liberté. On trouve ces idées dans les expressions connotant le vol et le voyage : « voyageur ailé », « grandes ailes blanches », « ailes de géant ». Les sonorités associées à l’oiseau sont douces et traduisent légèreté et fluidité qui miment son vol. Ce sont des sifflantes [S], [Z] [V] : « vastes oiseaux des mers », « qui suivent ».

Le poète, comme l’oiseau, n’appartient pas au monde matériel, il est inadapté avec « ses ailes de géant ». L’anacoluthe final « Exilé  sur le sol au milieu des nuées / Ses ailes de géant » traduit son exclusion et sa souffrance. La condition du poète victime des « huées » de la société est intenable : l’aspiration à l’idéal (« azur, nuées ») est entravée par la condition humaine (« navire »). La symbolique de la poésie de Baudelaire est très présente dans « l’Albatros ». Les correspondances verticales selon l’axe gouffre/navire/azur s’opposent aux correspondances horizontales : « le navire glissant » qui représente l’ici-bas et le voyage de la vie incarnée.



Baudelaire dans un récit anecdotique va progressivement susciter chez le lecteur de la compassion à l’égard de l’oiseau puis pour le poète, grâce à une analogie. C'est suggérer la condition humaine à l’épreuve du mal et qui ne peut s'élever vers l'Idéal. On peut donc dire que le poète a pour projet dans son recueil de retracer le parcours tragique d’une âme emprisonnée dans la matière et de montrer la poésie comme une tentative douloureuse pour s'en échapper. Dans un autre poème intitulé « Le Cygne », le poète reprend la thématique de l’oiseau qui « sur le sol raboteux traînait son blanc plumage ». L'âme exilée sur la terre aspire à prendre son envol vers sa vraie patrie, le ciel.

Prise de notes de Shérazade (1S3) d'après le cours de Céline Roumégoux 

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