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vendredi 10 mai 2013

Commentaire de Gnathon de La Bruyère


 Jean de La Bruyère, Les Caractères, "De l’homme" (1688)

     

"Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces mal propretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier ; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d’établissement, et ne souffre pas d’être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets, ceuxd’autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain."



1 son propre : sa propriété.
2 viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3 manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4 râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5 écurer : se curer.
6 une manière d’établissement : il fait comme s’il état chez lui.
7 pressé : serré dans la foule.
8 prévenir : devancer.
9 hardes : bagages.
10 équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
11 réplétion : surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.


Vous commenterez le texte de La Bruyère 

Comme toujours, il faut trouver un plan judicieux. Posez-vous les trois questions essentielles qui permettent d’avoir une vue d’ensemble : Quel est le sujet du texte ? Quelle est la forme dominante ? Quel est son sens ? Ce qui se résume à : Quoi ? Comment ? Pourquoi ?
Le sujet est un portrait "chargé" de Gnathon, stéréotype du privilégié sans gêne, égoïste et glouton.  La forme est celle du portrait, c’est-à-dire de la  description, au présent d’habitude qui prend une valeur de présent de vérité générale. Le sens est la satire par la caricature pour dénoncer la conduite détestable des nobles qui ne se comportent pas en "honnêtes hommes". Pour le plan, on peut partir de la surface du texte pour analyser au plus profond. D’abord, c’est un document d’époque qui retrace les habitude de vie des nobles au XVIIième siècle, ensuite c’est le portrait caricatural d’un mal élevé, enfin c’est la dénonciation des moeurs d’une époque et au delà d’une certaine mentalité universelle.

I) Le tableau d’une époque : la noblesse du grand siècle

A) Les lieux sociaux et les coutumes

Ce texte est une description, un portrait d’un type humain et social dans un milieu privilégié. Malgré l’absence de dialogue, l’évocation est vivante grâce à la peinture de scènes prises sur le vif et à un rythme alerte dû à des phrases courtes ou bien cadencées dans les énumérations des faits et gestes de Gnathon.
- Les lieux évoqués où la bonne société se retrouve sont la table, le sermon (l’église), le théâtre, les voyages en carrosse avec halte dans les hôtelleries. On remarque qu’il n’est jamais question de lieu d’intimité ou de travail. On observe aussi que c’est la table qui occupe la plus grande partie du texte car c’est le lieu social français par excellence à cette époque dans la haute société.
- Les coutumes que l’on peut découvrir en inversant les pratiques de Gnathon : il y a des places d’honneur à table, les repas réunissent une grande compagnie, il y a plusieurs services, il n’est pas de bon goût de se servir des mains pour  manger mais il convient d’utiliser des couverts. Des codes de savoir-vivre s’appliquent donc à table dans la société raffinée du siècle de Louis XIV. Les nobles ont des valets à leur service, donnent des ordres aux hôteliers, aux responsables de théâtre et même au clergé. C’est donc une société de privilèges qu’observe La Bruyère, lui-même issu de la bourgeoisie et victime de la morgue et de la dépravation des grands qu’il a dû servir, en particulier les Condé.

B) Les protagonistes

- Ce qui frappe c’est l’omniprésence de Gnathon dont l’étymologie grecque signifie mâchoire. Il est sujet de presque tous les verbes. Il est nommé par une caractéristique physique, signe d’un caractère glouton qui devient une sorte de prénom grec à fonction ironique.
- Ceux qui l’entourent sont plongés dans l’anonymat et les désignations générales : "la compagnie, les conviés, plusieurs, tout le monde "...
- On est étonné de constater que personne ne s’oppose à Gnathon et que tout le monde se contente de ses restes et subit ses mauvaises manières. C’est donc une société qui a l’habitude de voir ce type de comportement et qui ne réagit pas, soit par politesse, soit par hypocrisie, soit par lâcheté, soit pour les trois raisons ensemble. Cependant, il n’est pas douteux que le lecteur, lui, réagit !
Dans une société où le paraître est essentiel, Gnathon affiche son mépris des conventions et de la plus élémentaire des politesses. Son attitude n’a rien de rebelle, c’est juste celle d’un goujat et  l’espèce semble être répandue.


II) La caricature comme satire


A) Un glouton

- Il accapare la nourriture : " il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service". Le vocabulaire de la possession est ici associé à celui de la nourriture.
- Il mange avec voracité : "il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire". Cette accumulation de verbes d’action qui débute par une variation sur le verbe "manier" tend à mimer la goinfreie de Gnathon qui se livre à un véritable carnage, bien souligné par  le préfixe de destruction "dé".

B) Un mal élevé

- Ses manières sont grossières. " Il ne se sert à table que de ses mains", ce qui est contraire au bon usage. Pire, "le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe", ce que La Bruyère qualifie de "malpropretés dégoûtantes". La description de ses mauvaises manières donne lieu à des saynètes prises sur le vif qui achèvent de dévaloriser le personnage :"s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier ; il écure ses dents, et il continue à manger". La comparaison avec un râtelier assimile Gnathon à un animal de ferme. Ses mimiques le transforment en bouffon.
Le portrait de Gnathon est donc très chargé et l’auteur accumule les traits accablants qui transforment ce portrait en caricature, ce qui apparente ce texte au registre épidictique du blâme. On a du mal à imaginer un tel sans gêne et, surtout, la passivité des autres convives nous étonne, voire nous révolte, ce qui est, bien sûr, l’effet recherché par l’auteur. Cependant, Gnathon, bien que représentatif de son époque, incarne un type universel.


III) La dénonciation d’un type social : l’égocentrique

A) Un égoïste, égocentrique



- Il méprise les autres et les tient pour quantité négligeable : "Gnathon ne vit que pour soi et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point".
-  L’emprise qu’il exerce sur les gens se traduit dans l’utilisation des figures d’amplification comme le superlatif : "la meilleure chambre, le meilleur lit" ou dans la reprise du pronom "tout" : "il tourne tout... tout ce qu’il trouve...".
- Il ne se préoccupe que de lui-même : "ne connaît de maux que les siens ...n’appréhende que la sienne (de mort)". La succession de restrictifs est significative de son égocentrisme.


B) Un prédateur

- La chute du texte "l’extinction du genre humain" montre bien que l’attitude de Gnathon dépasse son seul égoïsme et  une forme de misanthropie pour mettre en danger, en quelque sorte, la société des hommes. Sa voracité à table et sa mainmise sur les droits des autres (à table, au théâtre, au sermon, dans les hôtelleries) en font une sorte de dangereux prédateur que la caricature édulcore.
- Le présent de vérité générale transforme Gnathon en type universel, non limité à l’époque de La Bruyère, ce qui le rend plus redoutable car il n’y a que le contexte qui a changé.


Ce portrait ne se limite donc pas à la peinture d’un goinfre doublé d’un malotru, c’est aussi le contraire de "l’honnête homme" du grand siècle qui se comporte comme un animal et qui impose sa déchéance à la bonne société qui admet cette situation sans réagir. La politesse ne se réduit donc pas seulement à des codes sociaux  mais est représentative du respect donné aux autres et l’enfreindre, c’est porter atteinte à la dignité des hommes. Cela montre donc que la contamination gagne du terrain et que l’ordre social est décadent et va à sa perte. On peut dire que La Bruyère dénonce à la fois un travers de l’être humain mais surtout le type de l’aristocrate indigne qui préfigure la ruine d’une société de privilèges. La notion de respect dû aux autres s’approche des droits de l’homme.

Voir aussi Le festin de l'oie dans L'Assommoir de Zola


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