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jeudi 28 février 2013

Petits poèmes en prose, L'Invitation au voyage de Baudelaire


L'Invitation au voyage in Petits poèmes en prose de Baudelaire

Par Céline Roumégoux - publié le vendredi 5 octobre 2012 à 18:37 dans commentaires de poésies classe de 1ière
L’Invitation au voyage (extrait)
in Petits poèmes en prose de Baudelaire (1869)
Voir le texte intégral ICI

Photo de Baudelaire par Etienne Carjat

« J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. » Ainsi, Baudelaire se réclame-t-il de Aloysius Bertrand pour écrire ses Petits poèmes en prose (1869) qui reprennent pour certains d’entre eux les mêmes thématiques que les poèmes de son recueil Les Fleurs du mal (1857). C’est ainsi qu’on peut parler de réécriture pour le poème en prose intitulé L’Invitation au voyage. On verra en quoi ce texte présente plus un monde rêvé qu’un véritable pays à visiter. D’abord, on s’attachera à caractériser la construction d’un paysage mental et mythique, puis on considérera l’analogie entre cette vision du « pays de Cocagne » et la femme idéale pour le poète.

I) Un paysage mental et mythique

A) Un pays de synthèse : une construction de l’esprit

Le pays imaginé par Baudelaire est fait de savants mélanges.
- Ce serait un amalgame des lieux entre l’Orient et l’Occident : « l’Orient de notre Occident, la Chine de l’Europe […] une Chine occidentale ».
- Il serait  le contraire du froid et du Nord mais « noyé dans les brumes de notre Nord » et ce serait « une maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères ». Il est clair alors qu’il s’agit d’une rêverie immobile (« que je rêve de visiter ») : être ailleurs sans bouger d’endroit, une construction mentale qui s’appuie sur l’alliance des contraires comme le chaud et le froid.
- C’est aussi un composé de sensations essentiellement gustatives, olfactives et tactiles : « chaude fantaisie […] la vie grasse et douce à respirer […] où la cuisine est grasse et excitante ». Curieusement les sons ne sont pas évoqués et même exclus de manière insistante : « où le bonheur est marié au silence ». La vue est à peine évoquée : « noyé dans les brumes […] le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ». « Les brumes » et le verbe « se mirer » appliqué à des termes abstraits renvoient à du flou et à un effet de miroir entre le réel et le rêvé.

B) Un paysage mythique : le pays de Cocagne

- C’est dès la première phrase un pays qui relève du mythe, à cause du pronom impersonnel « il » qui rappelle le « il était une fois » des contes de fées et par l’évocation du « pays de Cocagne » : « Il est un pays superbe, un pays de Cocagne ». Le pays de Cocagne fait référence à une sorte de paradis d’abondance et de délices, un âge d’or mythique.
- « La fantaisie » (du latin phantasia : fantôme, apparition) y règne : « la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donnée carrière […] où la fantaisie a bâti et décoré … ». Cette fantaisie est le pouvoir de l’imagination mais une imagination dirigée qui refuse « le désordre, la turbulence et l’imprévu » et recherche la sophistication et la délicatesse, l’honnêteté et l’excitation des sens !
- Ce pays est surtout celui des sentiments : « cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ». « La nostalgie » logiquement ne peut être appliquée qu’à ce que l’on connaît. Baudelaire fait donc sans doute allusion soit à un âge d’or révolu de l’humanité, soit à de possibles vies antérieures. La curiosité et l’angoisse sont les maîtres mots de la poétique baudelairienne et Le Voyage qui clôture Les Fleurs du mal se termine ainsi :
« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Ce dernier voyage est attendu avec impatience et curiosité pour trouver du nouveau et échapper à l’ennui. Le voyage rêvé, lui, est plus apaisant car il est composé au goût du poète.

Ainsi Baudelaire a construit « son pays de Cocagne » en mêlant les lieux, les sensations, en réduisant les contraires et en faisant de son fantasme un lieu mythique et poétique. Mais ce lieu est un paysage intérieur et se confond avec la conception de la femme idéale.

Un ciel du peintre anglais Turner qui ressemble "au pays singulier, noyé dans les brumes
de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de notre Occident" cher à Baudelaire.

II) Une femme-paysage-poème

A) Un message personnel

- Dès le titre « l’invitation au voyage », le texte est destiné à quelqu’un puisqu’il s’agit d’une invitation.
- A la fin du deuxième paragraphe, ce destinataire est nommé et vouvoyé : « où tout vous ressemble, mon cher ange ». Dans cette expression, le pays rêvé est explicitement comparé au « cher ange ». Cette désignation, même si elle appartient au langage galant, fait référence à un être idéal et parfait et le vouvoiement montre de la déférence.
- En revanche, dans le troisième paragraphe, l’interlocutrice est tutoyée : « Tu connais cette maladie fiévreuse ». Cette familiarité qui rapproche le poète de la femme aimée renvoie à « une vieille amie » évoquée dans le premier paragraphe, avec laquelle il aimerait visiter « son pays de Cocagne ». Le lien qu’il entretient avec elle est donc épuré, amical et presque platonique.

B) La magie du verbe

-  Un pays où « la cuisine est poétique » dit le poète, comme son message l’est aussi grâce aux anaphores (« où tout est beau, riche, tranquille et honnête […]où le bonheur est marié au silence »), aux énumérations nombreuses d’adjectifs de qualité et de noms (« le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ») qui, par leur effet d’écho, font penser à une psalmodie (prière). La présentation en courts paragraphes peut d’ailleurs être assimilée à des versets d’un livre sacré.
- Les phrases longues avec les reprises de relatives (« où ») et  d’adverbes (« tant ») ralentissent le propos et miment la longueur du voyage pour atteindre ce pays merveilleux ou peut-être cet état surnaturel.
- Le choix des sonorités contribue à la suavité de ce parcours, ainsi les allitérations en « v » dans : « je rêve de visiter avec une vieille amie » ou les assonances en « i » dans les deux phrases finales de forme emphatique en symétrie de construction : « C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! ». A cette opposition entre vivre et mourir, on s’aperçoit bien qu’il s’agit d’un voyage mystique et poétique à la fois. La femme invitée  à faire ce voyage est donc l’âme sœur tout autant que la muse du poète.


Ce pays rêvé et ce voyage immobile prennent tout leur sens quand on comprend qu’il s’agit d’un parcours initiatique avec une compagne à la fois ange et modèle pour trouver l’harmonie au-delà des mots, même si la poésie sert de canal pour atteindre ce lieu ou cet état de bonheur absolu. Comme dans A une passante ou La mort des amants, on retrouve dans ce poème en prose la tendance de Baudelaire à idéaliser la femme et à faire de l’amour un passage vers un ailleurs paradisiaque, vers un Inconnu de révélation.

Voir ICI la question transversale contenant ce poème

Céline Roumégoux


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