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mardi 19 février 2013

Le Monde comme il va, chapitre 2, de Voltaire, commentaire


Le Monde comme il va, chapitre 2, de Voltaire
 
" Il arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée, qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie : car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.
Babouc se mêla dans la foule d’un peuple composé de ce qu’il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d’un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu’il y remarqua, à l’argent que quelques personnes donnaient à d’autres pour avoir droit de s’asseoir, il crut être dans un marché où l’on vendait des chaises de pailles ; mais bientôt, voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s’aperçut qu’il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines des Pictaves, au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles ; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s’exhalait une odeur empestée ; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. « Quoi ! s’écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité ! Quoi ! leurs temples sont pavés de cadavres ! Je ne m’étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable d’empoisonner le globe terrestre. Ah ! la vilaine ville que Persépolis ! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus belle, et pour la peupler d’habitants moins malpropres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons ; laissons-la faire. »

               Emprisonné à la Bastille en 1717 pour avoir rédigé une épigramme contre le Régent, Voltaire (1694-1778) s’impose en véritable impertinent à la publication de ses Lettres philosophiques en 1734 qui seront rapidement interdites et brûlées. Il comprend alors que seule l’ironie lui permettra de critiquer tranquillement la société et l’État français et publie donc Le Monde comme il va. Vision de Babouc écrite par lui-même en 1748. Dans le chapitre II de la première édition, le personnage principal, Babouc, envoyé en mission d’observation à Persépolis par l’ange Ituriel, se retrouve dans un temple. Comment la critique de ce lieu sacré permet-elle à Voltaire de dénoncer la société française ? On verra tout d’abord pourquoi ce lieu est à la fois sacré et profane avant de s'intéresser à la dénonciation sous-jacente de la société française.

                Tout d'abord, ce temple (ou plutôt cette église) est à la fois sacré et profane dans la mesure où il est difficilement identifiable. En effet, "à la vue d'argent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des chaises de paille". Le temple devient ici alors un lieu de commerce et d'enrichissement économique.
                De plus, ce lieu sacré est ensuite assimilé aux "plaines des Pictaves" où "les voix des onagres" répondent "au cornet à bouquin qui les appelle". Là aussi, loin d'un lieu agréable et paisible, on se retrouve dans une ambiance animalière. Mais surtout, c'est à la vue d'enterrements qui se réalisaient à l'intérieur même des "lieux où ils adorent la Divinité" que Babouc s'horrifie et que l'on comprend l'allusion faite à la basilique de Saint-Denis où l'on inhumait les rois de France.
                Finalement, c'est en observant "plusieurs femmes [qui] se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles et en regardant les hommes de côté", qu'il conclut du caractère sacré des lieux, ce qui est une flèche lancée par Votaire pour dénoncer l'impiété des fidèles qui vont à la messe en quête d'aventures galantes.

                 On s'aperçoit que la destruction de la ville semble inévitable à la vue de ce lieu. En effet, par le biais d'une hyperbole, Babouc affirme que le peuple rencontré dans ce temple était "composé de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes". Il semblerait donc opportun de les éliminer.
                En outre, Babouc est offensé autant par sa vue que par son odorat et son ouïe. Les "voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, [qui] faisaient retentir la voûte de sons mal articulés, qui faisaient le même effet que les voix des onagres", semblent donc correspondre aux chants religieux que l'on pourrait entendre dans un temple, mais destinés, eux, à apaiser l'âme et non à obliger les croyants à "se bouch[er] les oreilles". La comparaison ici des croyants avec des ânes sauvages ou plus largement avec des animaux représente une métaphore filée dans la mesure où ils ont déjà été décrits comme se précipitant "dans un enclos vaste et sombre" c'est-à-dire l'église ! De plus, "Babouc fut prêt de se boucher encore les yeux et le nez" lorsqu'il comprit que des enterrements avaient lieu dans le temple, ce qui marque un manque d'hygiène déplorable.
                De ce fait, Babouc, associant cette pratique aux "maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis", confirme son ancien jugement négatif et conclut que la destruction de Persépolis permettrait d'éviter la propagation de telles maladies au monde entier.

                Ainsi, il ne semble pas concevable de conserver cette ville qui pourrait nuire au "globe terrestre" entier d'autant plus qu'on peut voir en parallèle une critique sous-jacente de la société contemporaine de Voltaire.


Nécropole de Saint-Denis (gisants de rois)

                Effectivement, la société française est ici implicitement dénoncée. Les enterrements qui se déroulent dans les temples même provoquent une certaine répugnance, renforcée par l'hyperbole de Babouc qui affirme qu'ils sont "pavés de cadavres". Cette pratique insalubre rappelle la France qui, jusqu'au XVIIIème siècle, réservait une semblable inhumation aux notables.
                De surcroît,  le commerce des chaises pour pouvoir s'asseoir correspond bien à une pratique "où l'on vendait des chaises de paille" très courante au XVIIIème siècle. Mais c'est surtout l'entrée de la ville de Persépolis qui rappelle celle de Paris. Evoquée dans le chapitre XXII de Candide, l'ancienne entrée du faubourg Saint-Marceau correspond bien à la description donnée ici, c'est-à-dire "toute barbare et dont la rusticité offensait les yeux".
                Par ailleurs, la dissolution des mœurs est principalement marquée ici par les femmes qui "faisaient semblant de regarder fixement devant elles et [qui] regardaient les hommes de côté". Babouc semble bien habitué à ce genre de situation dans un lieu sacré puisque c'est ce qui lui permettra de l'identifier. Mais on comprend donc bien que les croyants ne sont pas tournés vers Dieu dans leurs prières et que ces dernières ne constituent donc que de l'hypocrisie religieuse et une simple obligation sociale.

                En outre, on peut apercevoir que la dénonciation de ce temple permet à Voltaire de véhiculer des valeurs propres aux idées des Lumières, par le bais de l'ironie. En observant la "foule [qui] se précipitait d'un air hébété dans un enclos vaste et sombre", il faut voir une allusion à l'obscurantisme religieux contre lequel le mouvement des Lumières luttait et qu'il voulait remplacer par des dévots éclairés.
                Ensuite, la pratique de la location de "chaises de paille", qui se déroulait dans les temples, reflétait des inégalités considérables. En plus d'être contraire aux principes religieux qui prônent l'égalité entre les humains, ce commerce est odieux aux yeux des hommes des Lumières qui tentent d'abolir toute forme d'inégalité dans la société.
                Enfin, on peut remarquer que Voltaire appartenant à ce mouvement des Lumières,  a participé à la rédaction de L'Encyclopédie, dont le sous-titre était Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des techniques. Les avancées culturelles sont donc encouragées notamment en matière d'architecture et d'urbanisme et c'est dans cette optique-là que Voltaire dénonce l'aspect "barbare" de l'entrée de la ville.


Ruelle insalubre à Paris

                Ainsi, Voltaire nous présente ici la ville de Persépolis, détestable et à détruire, à l'image de Paris dont la société semble méprisable aux yeux de l'auteur qui prône les valeurs des Lumières. Voltaire fait deviner ce qu'il attend : une ville plus belle et plus saine, un peuple éduqué et non abruti par le conditionnement religieux et une modernisation générale pour se débarrasser du passé. C'est dans ce même objectif de fustiger avec esprit et concision les travers humains que Voltaire publie Candide en 1759, où il présente une ville, symbole d'un Eldorado utopique, qui lui permet de mieux dénoncer la société de son temps et surtout de proposer des réformes et des innovations.

Marwa (1S1) février 2013

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Voir une dissertation sur Le Monde comme il va de Voltaire ICI