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vendredi 15 février 2013

Commentaire du Madrigal pour Hélène de Ronsard


Madrigal pour Hélène de Ronsard..




Madrigal in Sonnets pour Hélène (1578) de Pierre de Ronsard (1524-1585)

Si c'est aimer, Madame, et de jour et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu'adorer et servir la beauté qui me nuit :

Si c'est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi-même, et d'être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre, et me taire
Pleurer, crier merci, et m'en voir éconduit :

Si c'est aimer de vivre en vous plus qu'en moi-même,
Cacher d'un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l'âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite :

Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal !
Si cela c'est aimer, furieux, je vous aime :
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.


Léonard de Vinci (1452-1519)
La Dame à l'hermine
Huile sur panneau - 54 x 39 cm
Cracovie, Czartoryski Muzeum


Ronsard, le fondateur de la Pléiade, a 54 ans lorsqu'il rencontre la jeune Hélène de Surgères, demoiselle de compagnie à la cour de Catherine de Médicis. Elle vient de perdre durant la guerre civile, le capitaine Jacques de la Rivière, dont elle était éprise. La reine invite Ronsard à la consoler. Il lui composera les sonnets restés si célèbres. Dans ce madrigal 
rédigé en 1578, dont l’incipit est « Si c’est aimer, Madame … », il lui fait une déclaration d’amour inspirée de la tradition de l’amour courtois. Reprenant le topos du « fou d’amour » médiéval, il va évoquer ses souffrances d’amoureux dédaigné en idéalisant sa dame, avant d’oser lui avouer sa flamme. Nous examinerons d’abord l’expression du sentiment amoureux, puis  la difficulté à l’exprimer par des mots.

 * madrigal : courte poésie galante

I) Le fou d’amour

A) Les symptômes du mal d’amour

 - Le vocabulaire de la souffrance est omniprésent et appartient au lexique de la maladie : langueur (vers 10), fièvre (vers 12), souffrir (vers 7), furieux = pris de folie (vers 14).
- Les contradictions de l’état amoureux sont marquées par des antithèses qui montrent le déséquilibre qui mène à la folie : « Bonheur qui me fuit » (vers 5), « front joyeux et langueur extrême » (vers 10), « chaud, froid » (vers 12).
- L’intensité des sensations et des sentiments se révèle dans les procédés d’amplification : les adjectifs hyperboliques comme « furieux » accentué par la diérèse, « «fatal », « extrême » ou encore par l’accumulation d’infinitifs comme « rester, songer, penser […] oublier et ne vouloir ».
- Les anaphores « Si c’est aimer » au début des trois premiers quatrains miment l’aspect obsessionnel et répétitif des atteintes de ce mal d’amour.

  •        C’est donc un amoureux souffrant et sans espoir qui s’exprime et quand on songe à la différence d’âge entre les deux personnes, on peut penser à une sorte de chant du cygne du poète. La dame aimée, si inaccessible, est d’ailleurs fort peu évoquée dans le poème, comme si l’idéalisation la rendait encore plus lointaine.

B) La femme idéalisée

 - Les termes traditionnels du « service d’amour » (on l’appelle fin’amor en langue d’oc, ce qui veut dire « amour parfait » ou « amour sublimé ») sont repris grâce aux termes « adorer et servir ». On note que le vocabulaire chevaleresque se combine ainsi avec celui du culte religieux.
- Le seul éloge de la dame aimée est « euphémisé » par la métonymie « servir la beauté » comme si le poète, par pudeur, n’osait évoquer les charmes physiques de la femme et la considérait plus comme l’incarnation du concept de la beauté.
- Il s’adresse à elle de manière fort respectueuse par l’apostrophe « Madame », en apposition et avec une majuscule à l’initiale et par le vouvoiement : « vivre en vous ».
- Le poète s’efface aussi dans les trois premiers quatrains où son « moi » n’apparaît qu’en position objet : « qui me nuit » ou « me perdre ».

  •     La femme aimée est donc peu incarnée, comme si elle était plus un fantasme qu’un être de chair qu’il faut conquérir en « un combat inégal » et « fatal », deux termes à la rime pour en marquer l’importance.

II) Une déclaration paradoxale

 A) Parler ou se taire ?

- La déclaration d’amour réitérée (« je vous aime »),au quatrième quatrain, est encadrée par le silence : « me taire » à la rime, au vers 7 et « muette », le dernier mot du madrigal.
- Les verbes d’expression « parler » et « dire » qui accompagnent l’aveu sont associés l’un à une confession honteuse, l’autre à l’incapacité à s’exprimer avec des mots : « Le cœur le dit assez, mais la langue est muette ».
- Les autres marques de communication s’apparentent au cri : « Pleurer, crier merci » ; comme si les sentiments ne pouvaient se transmettre par le verbe (l’intellect) mais seulement par les émotions liées au corps et au cœur.

    Il est étonnant et paradoxal que le poète écrive seize vers pour se résoudre à se taire ou à proclamer l’inutilité de la parole et de l’écriture. C’est à une communion des âmes qu’il aspire d’où la honte d’avoir formulé l’aveu d’amour qui ainsi se matérialise. 

B) L’aveu retardé et refoulé

- Le poème est constitué de quatre quatrains en alexandrins et de deux phrases ! Les trois premiers quatrains commencent par une hypothèse : « Si c’est aimer », reprise au deuxième vers du quatrième quatrain : « Si cela c’est aimer » ; ces subordonnées correspondent à la protase (partie ascendante d’une phrase rhétorique) et les principales à l’apodose (partie descendante) ; un déséquilibre se produit entre les deux dans la première phrase créant une attente déçue de l’aveu : « Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal ».
- Ce retardement va être rattrapé dans la deuxième phrase au vers 14 : « Si cela est aimer, furieux je vous aime » où les deux propositions sont équilibrées avec une belle césure à l’hémistiche !
- Cet aveu lâché, il est répété dès le vers suivant pour être aussitôt refoulé « et sais bien que mon mal est fatal », ce qui est renforcé encore par l’opposition « Le cœur le dit assez, mais la langue est muette ».

  •     Ainsi, l’aveu d’amour est l’achèvement d’un parcours. Si l’attente ou même l’espoir enflent dans le rythme des trois premiers quatrains pour arriver à l’acmé de la révélation d’amour, très vite la désillusion ou le refoulement veut faire taire ces mots. Le vieux poète se sent coupable, vaguement ridicule aussi ou alors il s’en veut d’avoir brisé par des mots misérables et si communs un accord plus sublime.

Ronsard, le prince des Poètes et le poète des Princes, s’est laissé entraîner beaucoup plus loin qu’un simple exercice de commande. Il s’est pris au jeu de l’amour, en a senti la douloureuse atteinte et a retrouvé les accents des troubadours, lui le défenseur des auteurs de l’antiquité gréco-latine, pour faire sa touchante et dérisoire déclaration. A ce point de lucidité de sa part et au degré d’idéalisation où il place Hélène, on peut se demander s’il n’est pas plutôt amoureux de l’amour et si sa crainte de ne pas trouver les mots ne cache pas la peur de voir tarir son inspiration ou même son goût d’écrire …

Céline Roumégoux


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