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jeudi 28 février 2013

Petits poèmes en prose, L'Invitation au voyage de Baudelaire


L'Invitation au voyage in Petits poèmes en prose de Baudelaire

Par Céline Roumégoux - publié le vendredi 5 octobre 2012 à 18:37 dans commentaires de poésies classe de 1ière
L’Invitation au voyage (extrait)
in Petits poèmes en prose de Baudelaire (1869)
Voir le texte intégral ICI

Photo de Baudelaire par Etienne Carjat

« J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. » Ainsi, Baudelaire se réclame-t-il de Aloysius Bertrand pour écrire ses Petits poèmes en prose (1869) qui reprennent pour certains d’entre eux les mêmes thématiques que les poèmes de son recueil Les Fleurs du mal (1857). C’est ainsi qu’on peut parler de réécriture pour le poème en prose intitulé L’Invitation au voyage. On verra en quoi ce texte présente plus un monde rêvé qu’un véritable pays à visiter. D’abord, on s’attachera à caractériser la construction d’un paysage mental et mythique, puis on considérera l’analogie entre cette vision du « pays de Cocagne » et la femme idéale pour le poète.

I) Un paysage mental et mythique

A) Un pays de synthèse : une construction de l’esprit

Le pays imaginé par Baudelaire est fait de savants mélanges.
- Ce serait un amalgame des lieux entre l’Orient et l’Occident : « l’Orient de notre Occident, la Chine de l’Europe […] une Chine occidentale ».
- Il serait  le contraire du froid et du Nord mais « noyé dans les brumes de notre Nord » et ce serait « une maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères ». Il est clair alors qu’il s’agit d’une rêverie immobile (« que je rêve de visiter ») : être ailleurs sans bouger d’endroit, une construction mentale qui s’appuie sur l’alliance des contraires comme le chaud et le froid.
- C’est aussi un composé de sensations essentiellement gustatives, olfactives et tactiles : « chaude fantaisie […] la vie grasse et douce à respirer […] où la cuisine est grasse et excitante ». Curieusement les sons ne sont pas évoqués et même exclus de manière insistante : « où le bonheur est marié au silence ». La vue est à peine évoquée : « noyé dans les brumes […] le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ». « Les brumes » et le verbe « se mirer » appliqué à des termes abstraits renvoient à du flou et à un effet de miroir entre le réel et le rêvé.

B) Un paysage mythique : le pays de Cocagne

- C’est dès la première phrase un pays qui relève du mythe, à cause du pronom impersonnel « il » qui rappelle le « il était une fois » des contes de fées et par l’évocation du « pays de Cocagne » : « Il est un pays superbe, un pays de Cocagne ». Le pays de Cocagne fait référence à une sorte de paradis d’abondance et de délices, un âge d’or mythique.
- « La fantaisie » (du latin phantasia : fantôme, apparition) y règne : « la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donnée carrière […] où la fantaisie a bâti et décoré … ». Cette fantaisie est le pouvoir de l’imagination mais une imagination dirigée qui refuse « le désordre, la turbulence et l’imprévu » et recherche la sophistication et la délicatesse, l’honnêteté et l’excitation des sens !
- Ce pays est surtout celui des sentiments : « cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ». « La nostalgie » logiquement ne peut être appliquée qu’à ce que l’on connaît. Baudelaire fait donc sans doute allusion soit à un âge d’or révolu de l’humanité, soit à de possibles vies antérieures. La curiosité et l’angoisse sont les maîtres mots de la poétique baudelairienne et Le Voyage qui clôture Les Fleurs du mal se termine ainsi :
« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Ce dernier voyage est attendu avec impatience et curiosité pour trouver du nouveau et échapper à l’ennui. Le voyage rêvé, lui, est plus apaisant car il est composé au goût du poète.

Ainsi Baudelaire a construit « son pays de Cocagne » en mêlant les lieux, les sensations, en réduisant les contraires et en faisant de son fantasme un lieu mythique et poétique. Mais ce lieu est un paysage intérieur et se confond avec la conception de la femme idéale.

Un ciel du peintre anglais Turner qui ressemble "au pays singulier, noyé dans les brumes
de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de notre Occident" cher à Baudelaire.

II) Une femme-paysage-poème

A) Un message personnel

- Dès le titre « l’invitation au voyage », le texte est destiné à quelqu’un puisqu’il s’agit d’une invitation.
- A la fin du deuxième paragraphe, ce destinataire est nommé et vouvoyé : « où tout vous ressemble, mon cher ange ». Dans cette expression, le pays rêvé est explicitement comparé au « cher ange ». Cette désignation, même si elle appartient au langage galant, fait référence à un être idéal et parfait et le vouvoiement montre de la déférence.
- En revanche, dans le troisième paragraphe, l’interlocutrice est tutoyée : « Tu connais cette maladie fiévreuse ». Cette familiarité qui rapproche le poète de la femme aimée renvoie à « une vieille amie » évoquée dans le premier paragraphe, avec laquelle il aimerait visiter « son pays de Cocagne ». Le lien qu’il entretient avec elle est donc épuré, amical et presque platonique.

B) La magie du verbe

-  Un pays où « la cuisine est poétique » dit le poète, comme son message l’est aussi grâce aux anaphores (« où tout est beau, riche, tranquille et honnête […]où le bonheur est marié au silence »), aux énumérations nombreuses d’adjectifs de qualité et de noms (« le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ») qui, par leur effet d’écho, font penser à une psalmodie (prière). La présentation en courts paragraphes peut d’ailleurs être assimilée à des versets d’un livre sacré.
- Les phrases longues avec les reprises de relatives (« où ») et  d’adverbes (« tant ») ralentissent le propos et miment la longueur du voyage pour atteindre ce pays merveilleux ou peut-être cet état surnaturel.
- Le choix des sonorités contribue à la suavité de ce parcours, ainsi les allitérations en « v » dans : « je rêve de visiter avec une vieille amie » ou les assonances en « i » dans les deux phrases finales de forme emphatique en symétrie de construction : « C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! ». A cette opposition entre vivre et mourir, on s’aperçoit bien qu’il s’agit d’un voyage mystique et poétique à la fois. La femme invitée  à faire ce voyage est donc l’âme sœur tout autant que la muse du poète.


Ce pays rêvé et ce voyage immobile prennent tout leur sens quand on comprend qu’il s’agit d’un parcours initiatique avec une compagne à la fois ange et modèle pour trouver l’harmonie au-delà des mots, même si la poésie sert de canal pour atteindre ce lieu ou cet état de bonheur absolu. Comme dans A une passante ou La mort des amants, on retrouve dans ce poème en prose la tendance de Baudelaire à idéaliser la femme et à faire de l’amour un passage vers un ailleurs paradisiaque, vers un Inconnu de révélation.

Voir ICI la question transversale contenant ce poème

Céline Roumégoux


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"Levez-vous vite, orages désirés !" René de Chateaubriand


Levez-vous vite, orages désirés ! Préparation au commentaire d'un extrait de René de Chateaubriand

Vue ancienne du château de Combourg en Bretagne où Chateaubriand passa son enfance et qui était hanté, 
selon lui, par un chat noir et un fantôme avec béquille ! Voir ICI

"Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur."

René (1802) de François-René de Chateaubriand


Dès les premiers mots du texte, le mot “sensations” apparaît. Or les sentiments confus de René naissent des sensations éprouvées, ainsi tout au long de la page, le champ lexical des sens est exploité, surtout d’ailleurs l’ouïe et la vue. L’accord est d’abord musical entre l’homme et la nature, même s’il est imparfait.

L’ouïe :
 “Les sons...murmure...font entendre...dans le silence...”
 “J’écoutais ses chants mélancoliques...”
 “Notre coeur est un instrument incomplet...aux soupirs”
 “...le jonc flétri murmurait...”
 “...une voix du ciel semblait me dire....”
 les discours rapportés
 “...le vent sifflant dans ma chevelure....”

La vue :
 “...que je voyais réchauffer ses mains...”
 “...a souvent attiré mes regards... j’ai suivi des yeux...”
 Toutes les notations visuelles de la nature de la vision d’ensemble au détail qui montrent que la nature comme l’homme est malmenée (“une feuille séchée que le vent chassait... la mousse qui tremblait au souffle du Nord”).

Outre l’évocation des sensations auditives et visuelles, les éléments naturels (eau, terre, air) sont évoqués voire invoqués : les vents, les eaux, les nuages, la terre. Quant au feu, il provient de l’activité humaine  ou des passions intérieures (“visage enflammé”). La saison choisie étant celle du froid  et des tempêtes assimilable aux troubles du coeur et de l‘esprit !

Les sensations se produisent lors de “promenades” dans la nature (cf. Les rêveries du promeneur solitaire de Rousseau) et sont associées aux verbes de déplacement, de l’errance, à l’égarement, pour finir par la marche “à grands pas” où les sensations tactiles sont abolies pour laisser place à “l’enchantement” du coeur, comme si René savait enfin le but de “son voyage”.

De là naissent les sentiments : d’abord “les passions dans le vide d’un coeur solitaire”, le “ravissement” du mois des tempêtes, les désirs contradictoires de voyage ou de sédentarité : “Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers...tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre”,l’exaltation religieuse “Le clocher solitaire....a souvent attiré mes regards” et l’aspiration à l’éternité de l’au-delà , c’est-à-dire à la vie spirituelle “...attends que le vent de la mort se lève... les espaces d’une autre vie”. C’est donc bien grâce aux sensations au contact, par la marche, d’une nature sauvage, dans une saison rude, que naissent les sentiments qui vont de l’incertitude, du vide, jusqu’à l’enthousiasme religieux, au mysticisme et à l’enchantement du coeur. Il est utile de préciser que Chateaubriand va réhabiliter le sentiment religieux (écho de la force et de la beauté indomptées de la nature) qui avait été mis en péril par le scepticisme et la suprématie de la raison prônés par les philosophes du XVIIIème siècle.

Ces promenades dans la nature vont le conduire à une réflexion philosophique et religieuse sur le coeur et le destin de l’homme. “...le chant naturel de l’homme est triste; lors même qu’il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet... et nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs”. “ Je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire....”. Remarquer les présents de vérité générale et le passage du je au nous.

Partagé entre la mélancolie et la joie, l’homme sait qu’il n’est qu’un passager temporaire de la vie physique, il ne pourra trouver son bonheur définitif que dans la vie éternelle. Ainsi, les promenades de René ne sont que les métaphores des tourments terrestres : ici bas, l’homme ne connaît que les incertitudes et son coeur est “le démon” qui le fait souffrir ! Voilà bien posés les fondement du Romantisme, nourri d’humanisme (“mens sana in corpore sano”) et de la sensibilité préromantique à la Rousseau.

Caspar David Friedrich (1817-1818)
Le voyageur au-dessus de la mer de nuages 
Musée Hambourg

C’est alors que l’on peut parler d’énonciation personnelle, du dialogue entre le moi et la nature, entre le moi et Dieu, entre le moi et le nous des hommes et enfin, entre le moi et le moi ! Le texte fait entendre toutes ces voix. Ce qui nous ramène, mine de rien, au “Connais-toi, toi-même” des Anciens mais dans un but plus psychologique et spirituel que rationnel ou politique.


René porte en lui beaucoup de caractéristiques du héros romantique : le goût de la solitude, de la nature, l’introspection (le vague des passions), la mélancolie, l’aspiration religieuse. Julien Sorel développera la recherche de l’ambition et de la réussite individuelle et les héros de Hugo auront des aspirations humanitaires, sociales et politiques.

Comment mener l’étude du texte ? En suivant le cheminement précédent :

I) Des sensations aux sentiments

a) Les sensations, la nature et la marche (étude du vocabulaire, des images analogiques)

b) Les sentiments (les antithèses, les envolées lyriques, le mode conditionnel)

II) De la méditation philosophique et religieuse à la formation du héros romantique

a) La méditation (présent de vérité générale, la généralisation au nous, les figures d’opposition)

b) l’exaltation du moi en dialogue avec le monde (les types et formes des phrases, les apostrophes, l’énonciation)

Pour y parvenir :

Quoi ? Une promenade dans la nature
Comment ? La description, la réflexion, le registre lyrique
Pourquoi ? Montrer le destin malheureux de l’homme sur terre (seul et le coeur sensible) et introduire l’Espérance religieuse.

Problématique : Comment une promenade dans la nature, en faisant naître en lui sensations et sentiments, conduit-elle René à une méditation philosophique, caractéristique du héros romantique ?




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mardi 19 février 2013

Le Monde comme il va, chapitre 2, de Voltaire, commentaire


Le Monde comme il va, chapitre 2, de Voltaire
 
" Il arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée, qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie : car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.
Babouc se mêla dans la foule d’un peuple composé de ce qu’il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d’un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu’il y remarqua, à l’argent que quelques personnes donnaient à d’autres pour avoir droit de s’asseoir, il crut être dans un marché où l’on vendait des chaises de pailles ; mais bientôt, voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s’aperçut qu’il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines des Pictaves, au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles ; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s’exhalait une odeur empestée ; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. « Quoi ! s’écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité ! Quoi ! leurs temples sont pavés de cadavres ! Je ne m’étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable d’empoisonner le globe terrestre. Ah ! la vilaine ville que Persépolis ! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus belle, et pour la peupler d’habitants moins malpropres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons ; laissons-la faire. »

               Emprisonné à la Bastille en 1717 pour avoir rédigé une épigramme contre le Régent, Voltaire (1694-1778) s’impose en véritable impertinent à la publication de ses Lettres philosophiques en 1734 qui seront rapidement interdites et brûlées. Il comprend alors que seule l’ironie lui permettra de critiquer tranquillement la société et l’État français et publie donc Le Monde comme il va. Vision de Babouc écrite par lui-même en 1748. Dans le chapitre II de la première édition, le personnage principal, Babouc, envoyé en mission d’observation à Persépolis par l’ange Ituriel, se retrouve dans un temple. Comment la critique de ce lieu sacré permet-elle à Voltaire de dénoncer la société française ? On verra tout d’abord pourquoi ce lieu est à la fois sacré et profane avant de s'intéresser à la dénonciation sous-jacente de la société française.

                Tout d'abord, ce temple (ou plutôt cette église) est à la fois sacré et profane dans la mesure où il est difficilement identifiable. En effet, "à la vue d'argent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des chaises de paille". Le temple devient ici alors un lieu de commerce et d'enrichissement économique.
                De plus, ce lieu sacré est ensuite assimilé aux "plaines des Pictaves" où "les voix des onagres" répondent "au cornet à bouquin qui les appelle". Là aussi, loin d'un lieu agréable et paisible, on se retrouve dans une ambiance animalière. Mais surtout, c'est à la vue d'enterrements qui se réalisaient à l'intérieur même des "lieux où ils adorent la Divinité" que Babouc s'horrifie et que l'on comprend l'allusion faite à la basilique de Saint-Denis où l'on inhumait les rois de France.
                Finalement, c'est en observant "plusieurs femmes [qui] se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles et en regardant les hommes de côté", qu'il conclut du caractère sacré des lieux, ce qui est une flèche lancée par Votaire pour dénoncer l'impiété des fidèles qui vont à la messe en quête d'aventures galantes.

                 On s'aperçoit que la destruction de la ville semble inévitable à la vue de ce lieu. En effet, par le biais d'une hyperbole, Babouc affirme que le peuple rencontré dans ce temple était "composé de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes". Il semblerait donc opportun de les éliminer.
                En outre, Babouc est offensé autant par sa vue que par son odorat et son ouïe. Les "voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, [qui] faisaient retentir la voûte de sons mal articulés, qui faisaient le même effet que les voix des onagres", semblent donc correspondre aux chants religieux que l'on pourrait entendre dans un temple, mais destinés, eux, à apaiser l'âme et non à obliger les croyants à "se bouch[er] les oreilles". La comparaison ici des croyants avec des ânes sauvages ou plus largement avec des animaux représente une métaphore filée dans la mesure où ils ont déjà été décrits comme se précipitant "dans un enclos vaste et sombre" c'est-à-dire l'église ! De plus, "Babouc fut prêt de se boucher encore les yeux et le nez" lorsqu'il comprit que des enterrements avaient lieu dans le temple, ce qui marque un manque d'hygiène déplorable.
                De ce fait, Babouc, associant cette pratique aux "maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis", confirme son ancien jugement négatif et conclut que la destruction de Persépolis permettrait d'éviter la propagation de telles maladies au monde entier.

                Ainsi, il ne semble pas concevable de conserver cette ville qui pourrait nuire au "globe terrestre" entier d'autant plus qu'on peut voir en parallèle une critique sous-jacente de la société contemporaine de Voltaire.


Nécropole de Saint-Denis (gisants de rois)

                Effectivement, la société française est ici implicitement dénoncée. Les enterrements qui se déroulent dans les temples même provoquent une certaine répugnance, renforcée par l'hyperbole de Babouc qui affirme qu'ils sont "pavés de cadavres". Cette pratique insalubre rappelle la France qui, jusqu'au XVIIIème siècle, réservait une semblable inhumation aux notables.
                De surcroît,  le commerce des chaises pour pouvoir s'asseoir correspond bien à une pratique "où l'on vendait des chaises de paille" très courante au XVIIIème siècle. Mais c'est surtout l'entrée de la ville de Persépolis qui rappelle celle de Paris. Evoquée dans le chapitre XXII de Candide, l'ancienne entrée du faubourg Saint-Marceau correspond bien à la description donnée ici, c'est-à-dire "toute barbare et dont la rusticité offensait les yeux".
                Par ailleurs, la dissolution des mœurs est principalement marquée ici par les femmes qui "faisaient semblant de regarder fixement devant elles et [qui] regardaient les hommes de côté". Babouc semble bien habitué à ce genre de situation dans un lieu sacré puisque c'est ce qui lui permettra de l'identifier. Mais on comprend donc bien que les croyants ne sont pas tournés vers Dieu dans leurs prières et que ces dernières ne constituent donc que de l'hypocrisie religieuse et une simple obligation sociale.

                En outre, on peut apercevoir que la dénonciation de ce temple permet à Voltaire de véhiculer des valeurs propres aux idées des Lumières, par le bais de l'ironie. En observant la "foule [qui] se précipitait d'un air hébété dans un enclos vaste et sombre", il faut voir une allusion à l'obscurantisme religieux contre lequel le mouvement des Lumières luttait et qu'il voulait remplacer par des dévots éclairés.
                Ensuite, la pratique de la location de "chaises de paille", qui se déroulait dans les temples, reflétait des inégalités considérables. En plus d'être contraire aux principes religieux qui prônent l'égalité entre les humains, ce commerce est odieux aux yeux des hommes des Lumières qui tentent d'abolir toute forme d'inégalité dans la société.
                Enfin, on peut remarquer que Voltaire appartenant à ce mouvement des Lumières,  a participé à la rédaction de L'Encyclopédie, dont le sous-titre était Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des techniques. Les avancées culturelles sont donc encouragées notamment en matière d'architecture et d'urbanisme et c'est dans cette optique-là que Voltaire dénonce l'aspect "barbare" de l'entrée de la ville.


Ruelle insalubre à Paris

                Ainsi, Voltaire nous présente ici la ville de Persépolis, détestable et à détruire, à l'image de Paris dont la société semble méprisable aux yeux de l'auteur qui prône les valeurs des Lumières. Voltaire fait deviner ce qu'il attend : une ville plus belle et plus saine, un peuple éduqué et non abruti par le conditionnement religieux et une modernisation générale pour se débarrasser du passé. C'est dans ce même objectif de fustiger avec esprit et concision les travers humains que Voltaire publie Candide en 1759, où il présente une ville, symbole d'un Eldorado utopique, qui lui permet de mieux dénoncer la société de son temps et surtout de proposer des réformes et des innovations.

Marwa (1S1) février 2013

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Voir une dissertation sur Le Monde comme il va de Voltaire ICI

dimanche 17 février 2013

Ici et là ... poème


Ici et là, il sied là

Plaine du Velay



Ici un arceau d’arc-en-ciel géant
Entre deux sublimes montagnes…
Là un coucher de soleil flamboyant
Eclairant horizon et verte campagne.

Ici  s’éprend la spectaculaire nature
Un ruisseau divague le long du chemin…
Là, les arbres aux dociles cambrures
Hébergent des creux pour les lapins…

Ici, le crépuscule délivre l’air de paille
Sur un champ de blé et de coquelicots…
Là, les feuilles au petit air tressaillent
Au loin on entend paître un troupeau…

Ici, vertes prairies dodelinent rêveuses
Là, J’ai les yeux grands ouverts sur toi
Ici,  mes délicates caresses amoureuses
Là mon Valentin se change en roi !

Ici et là, Il sied là !

(Ecrit par Néelia le 14.02.13)

vendredi 15 février 2013

Un héros de roman peut-il être médiocre ? Dissertation


Un sujet de dissertation traité sur le personnage de roman : 

un personnage médiocre peut-il être le héros d'un roman ?



Dissertation

Sujet : Un personnage médiocre peut-il être héros de roman ?

Appréciations :

Bonne dissertation, bien synthétique. Les termes du sujet sont habilement expliqués dès l’introduction. Le plan, bien qu’en deux parties, est acceptable car les arguments sont bien illustrés à l’aide d’exemples bien choisis. Cependant, on peut regretter que les personnages qui incarnent une thèse philosophique, comme ceux de Camus ou de Sartre, ne soient pas exploités. Il aurait été souhaitable de mentionner et d’expliquer « la disparition du personnage » dans le Nouveau Roman des années 1950/1970. Enfin, la tendance actuelle au foisonnement des genres et le retour au héros de gloire ou de l’autofiction auraient pu être abordés, justifiant ainsi une troisième partie. Dernière remarque, il faut éviter de citer d’autres exemples dans la conclusion, surtout n’appartenant pas au genre que l’on examine. Malgré ces réserves, cette copie est excellente ! Ce serait un bonheur à l’examen ! Bravo !

      
A l’origine, depuis l’Antiquité, le roman est un récit contant les aventures merveilleuses ou fabuleuses de héros légendaires ou idéalisés. Si un héros est aujourd’hui perçu comme le personnage principal d’une histoire, les héros étaient alors d’un courage inégalable et accomplissaient des exploits remarquables. A l’opposé de tels modèles, on peut voir le personnage médiocre, à savoir moyen, plutôt en dessous de la moyenne, qui n’a donc rien d’extraordinaire, par ce qu’il est et ce qu’il fait. Mais si le roman est devenu avec le temps une œuvre d’imagination qui présente et fait vivre simplement des personnages, fait connaître leur destin et leurs aventures, un personnage médiocre ne peut-il pas être le héros d’une telle œuvre ?
Nous essaierons d'apporter une réponse en deux temps ; tout d'abord nous étudierons les avantages qu'offre l'utilisation de héros emblématiques, puis nous montrerons que le personnage médiocre sied parfaitement à un certain type de roman.

       Le roman a besoin de héros exemplaires, afin d’illustrer des rêves et des idéaux, et d’inculquer des valeurs morales et sociales au lecteur, et de créer des aventures extraordinaires.
    Les héros mythiques et légendaire illustrent généralement des valeurs telles la détermination et le courage, l’intrépidité et la bravoure. Ulysse, héros de L’Odyssée de Homère (VIIème siècle avant J.-C.), présente toutes ces qualités au cours de son périple pour rentrer à l’île d’Ithaque où sa femme  Pénélope l’attend. Partant vainqueur de la guerre de Troie, il a un statut de conquérant, de héros de guerre. Commence alors son voyage : de nombreux obstacles se dressent devant lui, obstacles naturels ou commandés par les dieux,  obstacles qu’il brave et vainc armé de courage et de volonté, d’esprit et d’habileté. C’est ainsi le récit d’un combat épique mené par un héros exceptionnel et dont la force peu commune et les aventures extraordinaires exaltent, transcendent le Moi du lecteur : on nous présente un personnage héroïque par ce qu’il accomplit, et par ses qualités humaines, voire surhumaines.
     Au-delà du rêve et de l’exaltation, l’auteur peut chercher à transmettre un message, une opinion à travers son personnage. Rabelais, contrairement à de nombreux de ses contemporains, n'écrit pas en langue latine. Il utilise la langue barbare, s’adresse au peuple peu instruit et lui transmet son idéal humain : un homme libre, généreux, pacifiste, mais également cultivé et sage. Ainsi il présente deux oeuvres qui traverseront l'Histoire littéraire : Gargantua (1534) et Pantagruel (1532). Derrière un langage grossier et un ton léger, Rabelais peint le tableau de ces personnages tels que devraient l'être l'ensemble de l'Humanité à son goût. Ceux-ci débordent de qualités et ne présentent aucun défaut, on assiste alors à des histoires épiques qui font de leur héros des hommes parfaits.
     Cette perfection et cette situation peuvent également être atteintes à partir de peu de moyens. Dans Zadig ou la Destinée de Voltaire (1747), le héros est simple, bien que cultivé et respectueux, mais confrontés à de nombreuses mésaventures, sa persévérance et son courage sont mis à l’épreuve. A la recherche du bonheur, il s’instruit, cultive sa curiosité et offre ses conseils à ceux qui en ont besoin ; il finit reconnu de tous, roi de Babylone. Contrairement aux héros mythologiques, il construit lui-même sa voie, ses aventures surviennent, engendrées par les qualités qu’il développe, et atteint le prestige. Il est finalement héros malgré lui.

     L’emploi de tels personnages vertueux semble incontournable pour donner son sens au roman. Cependant, de nombreux auteurs n’ont pas hésité à mettre en scène des antihéros, médiocres personnages, particulièrement depuis le XIXème siècle. Ce choix vise généralement à se rapprocher de la réalité, et peut également adresser un message ou exprimer  une opinion. Une telle œuvre est alors également porteuse de caractéristiques de son époque. En 1857 paraît le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert, dont l’héroïne reste aussi célèbre que l’ouvrage ; et pourtant Emma Bovary est un personnage  médiocre, qui rêve d’une vie exaltante de conte de fées qu’elles lisait dans son enfance, mais se retrouve mariée à un homme qui ne la satisfait en aucun point, malgré sa situation aisée. Flaubert dénonce ainsi à travers ce roman sans grandes péripéties ni aventures trépidantes les « mœurs de province », par l’intermédiaire d’un personnage bien peu attachant. Madame Bovary stigmatise les stéréotypes féminins de la bourgeoisie de l’époque.
     Pour sa part, Zola place la médiocrité de ses héros au service de sa thèse sur l’incidence de l’hérédité et du milieu sur le destin de ses personnages. Ainsi, dans L’Assommoir, l’alcool précipite Gervaise dans la déchéance, et sa fille Nana ne connaîtra pas un meilleur sort. Tout au long de ses romans, Zola met l’accent sur les défauts de ses héros. Il met aussi en scène la cruauté, comme dans Thérèse Raquin où les deux amants assassinent le mari afin d’atteindre un hypothétique bonheur qui restera inaccessible. Ses personnages subissent leur destin plus qu’ils ne le maîtrisent, comme ils subissent le poids de la société et de la condition humaine. Cette dernière est révélée médiocre à travers le réalisme de Zola.
     Lorsqu’elle est poussée à son paroxysme, la médiocrité révèle chez Céline l’absurdité de l’existence. Dans Voyage au bout de la nuit, Ferdinand Bardamu que rien ne prépare à devenir un héros est précipité dans les bassesses humaines, et avance de déception en déception du fait du destin qu’il est amené à vivre. Aux brillantes qualités du héros grec, Céline répond par la vilenie de son antihéros. Sachant que son roman est en partie autobiographique, son ouvrage n’en est que plus pessimiste sur la nature humaine et sur notre monde. Son défaitisme peut alors nous amener à devenir plus lucide, et prendre du recul face à l’enrôlement. Il nous présente un personnage broyé par son destin, comme la plupart des héros médiocres.

     On conçoit donc que le héros de roman doive être exemplaire en tout point afin d’illustrer et transmettre des qualités et des valeurs humaines. Cependant, le héros médiocre est utilisé dans le roman par de grands auteurs dans un souci de réalisme et permet de faire ressortir une réalité de façon plus criante, et « dénoncer les vices de son siècle » selon la formule de Molière justifiant la mise en scène de médiocrité dans sa pièce Tartuffe. De plus, lorsque le héros est rendu attachant par son auteur (comme dans le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel), sa médiocrité nous aide à accepter nos failles et être plus tolérant envers nous-même et nos pairs. Et si, comme disait Zola dans Deux définitions du roman, « le premier homme qui passe est un héros suffisant », le simple fait de vivre ne serait-il pas un acte d’héroïsme ?

Ingrid  (1ière S3)


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Commentaire du Madrigal pour Hélène de Ronsard


Madrigal pour Hélène de Ronsard..




Madrigal in Sonnets pour Hélène (1578) de Pierre de Ronsard (1524-1585)

Si c'est aimer, Madame, et de jour et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu'adorer et servir la beauté qui me nuit :

Si c'est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi-même, et d'être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre, et me taire
Pleurer, crier merci, et m'en voir éconduit :

Si c'est aimer de vivre en vous plus qu'en moi-même,
Cacher d'un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l'âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite :

Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal !
Si cela c'est aimer, furieux, je vous aime :
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.


Léonard de Vinci (1452-1519)
La Dame à l'hermine
Huile sur panneau - 54 x 39 cm
Cracovie, Czartoryski Muzeum


Ronsard, le fondateur de la Pléiade, a 54 ans lorsqu'il rencontre la jeune Hélène de Surgères, demoiselle de compagnie à la cour de Catherine de Médicis. Elle vient de perdre durant la guerre civile, le capitaine Jacques de la Rivière, dont elle était éprise. La reine invite Ronsard à la consoler. Il lui composera les sonnets restés si célèbres. Dans ce madrigal 
rédigé en 1578, dont l’incipit est « Si c’est aimer, Madame … », il lui fait une déclaration d’amour inspirée de la tradition de l’amour courtois. Reprenant le topos du « fou d’amour » médiéval, il va évoquer ses souffrances d’amoureux dédaigné en idéalisant sa dame, avant d’oser lui avouer sa flamme. Nous examinerons d’abord l’expression du sentiment amoureux, puis  la difficulté à l’exprimer par des mots.

 * madrigal : courte poésie galante

I) Le fou d’amour

A) Les symptômes du mal d’amour

 - Le vocabulaire de la souffrance est omniprésent et appartient au lexique de la maladie : langueur (vers 10), fièvre (vers 12), souffrir (vers 7), furieux = pris de folie (vers 14).
- Les contradictions de l’état amoureux sont marquées par des antithèses qui montrent le déséquilibre qui mène à la folie : « Bonheur qui me fuit » (vers 5), « front joyeux et langueur extrême » (vers 10), « chaud, froid » (vers 12).
- L’intensité des sensations et des sentiments se révèle dans les procédés d’amplification : les adjectifs hyperboliques comme « furieux » accentué par la diérèse, « «fatal », « extrême » ou encore par l’accumulation d’infinitifs comme « rester, songer, penser […] oublier et ne vouloir ».
- Les anaphores « Si c’est aimer » au début des trois premiers quatrains miment l’aspect obsessionnel et répétitif des atteintes de ce mal d’amour.

  •        C’est donc un amoureux souffrant et sans espoir qui s’exprime et quand on songe à la différence d’âge entre les deux personnes, on peut penser à une sorte de chant du cygne du poète. La dame aimée, si inaccessible, est d’ailleurs fort peu évoquée dans le poème, comme si l’idéalisation la rendait encore plus lointaine.

B) La femme idéalisée

 - Les termes traditionnels du « service d’amour » (on l’appelle fin’amor en langue d’oc, ce qui veut dire « amour parfait » ou « amour sublimé ») sont repris grâce aux termes « adorer et servir ». On note que le vocabulaire chevaleresque se combine ainsi avec celui du culte religieux.
- Le seul éloge de la dame aimée est « euphémisé » par la métonymie « servir la beauté » comme si le poète, par pudeur, n’osait évoquer les charmes physiques de la femme et la considérait plus comme l’incarnation du concept de la beauté.
- Il s’adresse à elle de manière fort respectueuse par l’apostrophe « Madame », en apposition et avec une majuscule à l’initiale et par le vouvoiement : « vivre en vous ».
- Le poète s’efface aussi dans les trois premiers quatrains où son « moi » n’apparaît qu’en position objet : « qui me nuit » ou « me perdre ».

  •     La femme aimée est donc peu incarnée, comme si elle était plus un fantasme qu’un être de chair qu’il faut conquérir en « un combat inégal » et « fatal », deux termes à la rime pour en marquer l’importance.

II) Une déclaration paradoxale

 A) Parler ou se taire ?

- La déclaration d’amour réitérée (« je vous aime »),au quatrième quatrain, est encadrée par le silence : « me taire » à la rime, au vers 7 et « muette », le dernier mot du madrigal.
- Les verbes d’expression « parler » et « dire » qui accompagnent l’aveu sont associés l’un à une confession honteuse, l’autre à l’incapacité à s’exprimer avec des mots : « Le cœur le dit assez, mais la langue est muette ».
- Les autres marques de communication s’apparentent au cri : « Pleurer, crier merci » ; comme si les sentiments ne pouvaient se transmettre par le verbe (l’intellect) mais seulement par les émotions liées au corps et au cœur.

    Il est étonnant et paradoxal que le poète écrive seize vers pour se résoudre à se taire ou à proclamer l’inutilité de la parole et de l’écriture. C’est à une communion des âmes qu’il aspire d’où la honte d’avoir formulé l’aveu d’amour qui ainsi se matérialise. 

B) L’aveu retardé et refoulé

- Le poème est constitué de quatre quatrains en alexandrins et de deux phrases ! Les trois premiers quatrains commencent par une hypothèse : « Si c’est aimer », reprise au deuxième vers du quatrième quatrain : « Si cela c’est aimer » ; ces subordonnées correspondent à la protase (partie ascendante d’une phrase rhétorique) et les principales à l’apodose (partie descendante) ; un déséquilibre se produit entre les deux dans la première phrase créant une attente déçue de l’aveu : « Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal ».
- Ce retardement va être rattrapé dans la deuxième phrase au vers 14 : « Si cela est aimer, furieux je vous aime » où les deux propositions sont équilibrées avec une belle césure à l’hémistiche !
- Cet aveu lâché, il est répété dès le vers suivant pour être aussitôt refoulé « et sais bien que mon mal est fatal », ce qui est renforcé encore par l’opposition « Le cœur le dit assez, mais la langue est muette ».

  •     Ainsi, l’aveu d’amour est l’achèvement d’un parcours. Si l’attente ou même l’espoir enflent dans le rythme des trois premiers quatrains pour arriver à l’acmé de la révélation d’amour, très vite la désillusion ou le refoulement veut faire taire ces mots. Le vieux poète se sent coupable, vaguement ridicule aussi ou alors il s’en veut d’avoir brisé par des mots misérables et si communs un accord plus sublime.

Ronsard, le prince des Poètes et le poète des Princes, s’est laissé entraîner beaucoup plus loin qu’un simple exercice de commande. Il s’est pris au jeu de l’amour, en a senti la douloureuse atteinte et a retrouvé les accents des troubadours, lui le défenseur des auteurs de l’antiquité gréco-latine, pour faire sa touchante et dérisoire déclaration. A ce point de lucidité de sa part et au degré d’idéalisation où il place Hélène, on peut se demander s’il n’est pas plutôt amoureux de l’amour et si sa crainte de ne pas trouver les mots ne cache pas la peur de voir tarir son inspiration ou même son goût d’écrire …

Céline Roumégoux


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