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mardi 15 janvier 2013

Mme de Lafayette, La princesse de Clèves, portrait de la princesse


La Princesse de Clèves (1678) de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne
dite Madame de Lafayette
Marina Vlady interprète la Princesse de Clèves dans le film de Delannoy (1961)

La présentation à la cour ou le premier portrait de la princesse de Clèves
Tome I


« Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le Vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.
Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle arriva, le Vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. »



Commentaire de l’extrait :



Y a-t-il des ressemblances entre le personnage de la Princesse de Clèves et son auteur Madame de Lafayette ? On pourrait le penser ! Toutes deux ont perdu leur père à quinze ans, ont épousé, par mariage arrangé, un homme estimable. Elles furent toutes deux éprises, hors mariage, d’un duc : le duc de Nemours pour la princesse et le duc de La Rochefoucauld pour Madame de Lafayette. Elles furent aussi femmes de Cour : l’héroïne de papier, sous le règne de Henri II et l’écrivain, sous celui de Louis XIV. C’est précisément la première présentation à la Cour de Mademoiselle de Chartres, future princesse de Clèves, qui est évoquée presque au début du roman (1678). Cette dernière a seize ans et pénètre dans un milieu inconnu. Qu’est-ce qui attend donc cette belle personne exceptionnelle, qui a reçu une éducation originale pour l’époque, dans ce monde de galanterie et d’intrigues de la Cour de France ? Après avoir examiné l’effet que produit cette beauté sur la Cour, où le paraître est essentiel, on montrera que le cœur du texte concerne l’être et la vertu comme bouclier contre les dangers de la galanterie qui caractérisent la Cour.



I) Une beauté incomparable, en péril à la Cour où règnent l’intrigue et la galanterie



A) Un portrait canonique idéalisé



- L’apparition à la Cour de Mademoiselle de Chartres suscite l’admiration et la surprise des courtisans, jamais nommés, et de son parent le Vidame de Chartres, d’où un lexique du regard (« yeux, regard ») important dans cette société du paraître.
- Point de détails qui particulariseraient la jeune fille et mystère provisoire sur son identité. C’est une beauté canonique, forcément blonde au teint blanc : « La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ».
- Mais les figures d’amplification la rendent exceptionnelle « dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes » car « c'était une beauté parfaite ». Le registre est donc épidictique et la louange en est la caractéristique, avec, dès le début du texte, la métonymie associée à une tournure impersonnelle qui font de l’entrée à la Cour de la future princesse, une apparition mystérieuse digne d’un conte de fée de Perrault : « Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde ».
- Cependant ce portrait stéréotypé et les effets qu’ils produisent encadrent un discours explicatif et analytique qui est le centre du texte et que l’on examinera ultérieurement : c’est la preuve que le paraître n’est pas l’essentiel du propos de madame de Lafayette, contrairement aux préoccupations de la Cour que l’on examine à présent.



B) La Cour : un milieu du paraître et de l’avoir



- Si la future princesse attire les prétendants par son apparence physique, elle est surtout convoitée pour le prestige de sa naissance et de sa fortune : « Une des plus grandes héritières de France » ou « Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ». L’hyperbole est maniée avec autant d’insistance que pour louer sa beauté.
- Mais cette jeune femme de seize ans « quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse, l'on avait déjà proposé plusieurs mariages » sans la connaître, par conséquent ! De plus, elle ignore les mœurs de la Cour puisque sa mère « Après avoir perdu son mari […] avait passé plusieurs années sans revenir à la cour ».
- C’est peu dire que c’est une proie facile pour ces courtisans libertins. Elle est dépourvue de protecteur puisqu’elle est orpheline de père et le seul homme qui pourrait lui servir de mentor dans ce milieu corrompu est son parent le Vidame de Chartres mais « Lorsqu'elle arriva, le Vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres ». Comme les autres, il s’intéresse plus à son apparence extérieure qu’à sa fragilité et à son inexpérience.


C’est donc bien une entrée périlleuse dans le grand monde qui attend la future princesse : elle pourra cependant compter sur sa mère et l’éducation qu’elle lui a donnée pour faire face.


Château de Chambord


II) Une mère d’exception pour une éducation originale, en protection contre les dangers du grand monde



A) Une mère « extraordinaire » pour son époque et son milieu



- Si la fille se distingue par sa beauté, la mère est couverte d’éloges pour ses qualités morales supérieures où « le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires ». L’équilibre de cette énumération ternaire, avec un lexique abstrait où le mot « vertu » occupe la place centrale, est à l’image de la construction de l’extrait dont le fond est l’éducation morale, encadrée par l’apparence sociale. L’être est donc bien au cœur du paraître.
- Mais l’originalité pour l’époque et ce milieu aristocratique, c’est que la mère, au lieu de profiter de la nouvelle liberté à la Cour de son statut de veuve, dégagée de la tutelle des hommes, « avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ». A l’époque, les jeunes filles étaient éduquées, soit au couvent pour les cadettes, soit par des précepteurs, soit pas du tout !
- Ainsi, « elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour » : cette retraite préservant sa fille de toute influence mondaine néfaste. Mais isoler son enfant, est-ce bien la préparer à fréquenter le grand monde ? Ninon de Lenclos désignait ces nouvelles éducatrices, aux conceptions très idéalistes : « les jansénistes de l’amour ».



B) Rendre « la vertu aimable » et faire du mariage « le bonheur d’une honnête femme » : des principes éducatifs à contre-courant



- L’originalité de l’éducation prodiguée par Madame de Chartres à sa fille se marque par le fait que « La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour ». Cette irruption d’une phrase au présent de vérité générale (« s’imaginent ») et d’une généralisation des pratiques d’époque (« La plupart des mères ») traduit une réflexion personnelle de l’auteur dans son propos explicatif et analytique. Madame de Lafayette s’inscrit à contre-courant des principes éducatifs d’alors où il suffisait à une fille de grande famille de « cultiver son esprit et sa beauté » sans rien lui apprendre des réalités du cœur ou plus prosaïquement des « malheurs domestiques ».
- Aussi veut-elle la mettre en garde de manière très didactique, par un discours narrativisé, contre « le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité », ce qui est dire trois fois la même chose ! On sait d’ailleurs, par une lettre adressée à Ménage, que, selon Madame de Lafayette, « l’amour est un sentiment très incommode » !
- Pour prévenir tous ces désordres, une seule ligne de conduite : la vertu. Non pas l’austère vertu des prudes mais une vertu « aimable » qui « donn[e] éclat et élévation à une personne qui [a] de la beauté et de la naissance ». Car Madame de Chartres « qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille » et elle veut lui donner, en plus de toutes ses qualités, une valeur rare et inestimable dans ce monde de libertinage : la vertu d’une honnête femme qui est de « s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée ». Singulier éloge du mariage « d’inclination » en un siècle où le mariage d’intérêt est la règle ! Mais pour atteindre ce bonheur, il ne suffit pas de se prémunir du mensonge des hommes, il convient tant « il était difficile de conserver cette vertu » de se préserver des tentations « par une extrême défiance de soi-même ». Ainsi la mère se fait moraliste, ce qui décidera du destin de sa fille.


Cette mère est désireuse d’éduquer sa fille selon le cœur et l’esprit, c’est-à-dire selon l’idéal classique de « l’honnête homme ». Elle veut aussi accorder la conception des Précieuses, pour qui l’amour prévaut sur tout, avec les principes jansénistes d’austérité et de vertu que l’auteur partageait avec son ami, le duc de La Rochefoucauld. Dresser sa fille contre les passions, source de désordre et « d’intranquillité », et l’inciter à vivre un mariage d’amour, c’est réconcilier l’épicurisme et le stoïcisme. C’est sans doute mission impossible en ce temps-là.



Ainsi l’essentiel de cette première présentation de la future princesse de Clèves n’est pas le portrait que fait d’elle son auteur qui la présente comme une beauté idéalisée en danger dans une cour prédatrice et fausse. Le centre du texte est bien l’éducation hors norme qu’elle reçoit de sa mère, elle-même un modèle de vertu, et qui lui apprend à se « défier d’elle-même » dans un monde de mensonges et de galanteries. Lui présenter le mariage d’amour comme un salut, alors même qu’elle lui peint l’amour comme « dangereux » semble paradoxal et peu compréhensible pour une jeune fille qui a été isolée du monde et qui en ignore les usages. Pourtant, si les premiers mots du roman sont « la magnificence et la galanterie » de la cour de Henri second, les derniers mots donnent l’avantage à la vertu : « des exemples de vertu inimitables ». Mademoiselle de Chartres qui ne dit mot dans cette première présentation a donc bien suivi le conditionnement moral et éducatif de sa mère. Mais y a-t-elle trouvé le bonheur ?

Retrouver le commentaire de la scène des rubans dans La Princesse de Clèves ICI

Autres problématiques qui pourraient être posées pour cet extrait :

- En quoi est-ce un texte classique ?
- De quelle sorte de portrait s’agit-il ici ?
- Comment est exposé le rôle de la femme et de son éducation dans ce texte ?
- Comment concilier les conventions sociales et la notion de vertu chez une jeune fille noble ?
- Montrez que les registres didactique et épidictique se combinent dans ce texte et donnez-en le sens.
- Comment ce texte mêle-t-il idéal et réalité ?



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